Dans le cadre de la transition énergétique des bâtiments tertiaires, et notamment de l’entrée en vigueur dans les années à venir de deux textes réglementaires majeurs pour la performance énergétique du parc, deux points de vue viennent mettre en lumière la transition énergétique, mais aussi numérique des bâtiments. Marjolaine Meynier-Millefert est députée LREM de l’Isère, nommée en 2018 animatrice du comité de pilotage du plan de rénovation énergétique des bâtiments et élue à la tête de l’Alliance HQE-GBC en mars dernier. Cyril Sailly est dirigeant fondateur de la société advizeo, née en 2015 d’un projet d’intrapreneuriat au sein de Setec (Société d’études techniques et économiques) visant à réduire les consommations énergétiques des parcs tertiaires, et aujourd’hui en charge de 1 % des consommations énergétiques françaises. Ils reviennent sur les principaux enjeux d’économies d’énergie dans le parc tertiaire et sur les leviers d’amélioration combinant technologie, suivi de la performance et comportements.
J3e – Pouvez-vous nous présenter l’Alliance HQE-GBC et advizeo ?
Marjolaine Meynier-Millefert – L’Alliance HQE-GBC, que j’ai l’honneur de présider depuis le mois de mars, est une association créée en 1996 et reconnue d’utilité publique en 2004. Elle a pour mission de piloter des travaux d’innovation collaborative et prospective en faveur de la conception et de la construction durable du bâtiment, de la ville de demain et de la performance énergétique. Elle rassemble aujourd’hui plus de 350 membres, professionnels, industriels et experts du bâtiment et de l’aménagement, qui y croisent leur savoir-faire, leur expérience, leurs recherches scientifiques et leurs innovations techniques dans le but de déployer une approche de la Haute qualité environnementale accessible à tous, dans tous les territoires. L’Association est également le membre français du World Green Building Council (World GBC), qui vise à partager et à promouvoir les bonnes pratiques à l’échelle européenne et mondiale.
Cyril Sailly – Advizeo est une filiale du groupe d’ingénierie Setec née en 2015 d’une démarche d’intrapreneuriat. Elle propose des solutions innovantes et complètes de gestion de l’énergie pour les bâtiments et patrimoines immobiliers. Spécialisée dans la conception d’offres clés en main avec un conseil personnalisé par des « Energy Managers » et une plateforme de monitoring énergétique, elle s’adresse aux bâtiments existants pour améliorer leur performance énergétique. advizeo est implantée à Paris, Lyon et Vitrolles, compte 55 collaborateurs, plus de 140 clients et un important réseau de partenaires qui contribuent à faire bouger les lignes de l’efficacité énergétique. En 2020, advizeo a réalisé 4,5 millions d’euros de chiffre d’affaires.
J3e – Comment s’articulent vos actions en faveur de la performance énergétique des bâtiments ?
M. M.-M. – Les travaux de l’Alliance HQE-GBC s’articulent autour de quatre engagements pour le bâtiment durable : la qualité de vie, le respect de l’environnement, le management responsable et la performance économique. Dans le cadre de ses missions, l’Alliance HQE-GBC mène de très nombreuses actions et pilote différents travaux collectifs portant sur des thématiques fortes comme l’économie circulaire, l’analyse de cycle de vie du bâtiment neuf ou en rénovation, la transition énergie carbone des quartiers. Pour chacun des sujets abordés, des cadres de référence et de définition appuyés par des expérimentations sont mis à disposition des acteurs de la filière. Par ailleurs, l’Alliance HQE-GBC a, bien sûr, participé aux travaux liés à la RE 2020 et, en tant que propriétaire de la base INIES, elle mène, avec le soutien de l’Ademe, l’appel à accompagnement #faistaFDES #faistonPEP qui vise à accroître le nombre de données environnementales dans la base INIES.
C. S. – Notre objectif est d’aider nos clients à améliorer la performance énergétique de leurs parcs immobiliers. Nous intervenons pour cela de trois manières : d’abord, nous récupérons les données liées aux consommations énergétiques de nos clients, et nous validons leur complétude et leur cohérence. Puis, nous analysons les données pour identifier des anomalies ou des comportements énergivores et nous identifions notamment les tops et les flops énergétiques des patrimoines immobiliers que nous suivons. Enfin, nous mettons en œuvre les optimisations énergétiques avec le client et ses prestataires. Il s’agit ici de missions de rétrocommissioning des équipements qui permettent d’adapter leur fonctionnement aux usages réels du bâtiment. advizeo s’engage sur les résultats d’économies d’énergie, par conséquent, nous intégrons régulièrement nos prestations dans un CPE (Contrat de performance énergétique) Services. Nous intervenons dans une relation tripartite avec le client et son prestataire de maintenance, en tant que pilote de la performance. Ce type de mission s’adapte parfaitement à des patrimoines variés : de bureaux, de commerce ou d’établissements de santé. Nous déployons également notre savoir-faire dans le secteur public et notamment au niveau des collectivités territoriales.
J3e – Quelle est la place du bâtiment dans un contexte de transition énergétique ?
C. S. – Le bâtiment est un domaine clé dans la lutte contre le réchauffement climatique et la transition énergétique. Ce secteur représente aujourd’hui 44 % de l’énergie consommée en France, loin devant le secteur des transports qui avoisine les 31 %, et émet plus de 120 millions de tonnes de CO2 chaque année.
M. M.-M. – Le bâtiment représente aussi 25 % des énergies consommées et des gaz à effet de serre émis. Il fait partie de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) avec, comme objectif, la neutralité carbone à horizon 2050. Il y a deux enjeux de la transition énergétique pour le bâtiment : d’une part, baisser la consommation énergétique du secteur et donc de la France, grâce à la rénovation énergétique. D’autre part, utiliser la meilleure énergie au meilleur endroit, car beaucoup d’énergies sont envisagées dans le bâtiment. Le bâtiment peut être une brique dans la transition énergétique, avec l’intégration d’énergies renouvelables. Le bâtiment peut également être une étape intermédiaire pertinente pour développer l’hydrogène avant le transport. Enfin, le bâtiment peut être relié au réseau et participer à la régulation de la consommation.
J3e – Pouvez-vous nous dresser un état des lieux du parc tertiaire français ?
C. S. – En France, les bâtiments du secteur tertiaire représentent près d’un milliard de mètres carrés, dont 380 millions de mètres carrés pour les bâtiments publics. Ces bâtiments ne représentent qu’un quart du parc des bâtiments existants, mais sont toutefois responsables, aujourd’hui, d’un tiers des consommations énergétiques finales et d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre (GES) du secteur immobilier. En termes d’usage, le chauffage représente plus de 50 % de la consommation énergétique totale du secteur tertiaire, principalement alimenté par des énergies fossiles (gaz, fuel). Enfin, l’intensité d’usage est très différente d’une typologie de bâtiment à une autre. Les datacenters consomment énormément, notamment avec l’augmentation des usages du numérique, avec des performances > 1 000 kWhEF/m²/an. On retrouve également des intensités d’usage importantes dans le secteur du commerce alimentaire, avec des performances moyennes entre 500 et 600 kWhEF/m²/an. À l’inverse, les bâtiments d’enseignement sont globalement moins intensifs en consommation, avec une performance moyenne qui varie de 100 à 150 kWhEF/m²/an. Quant aux bureaux, l’intensité d’usage reste relativement importante, avec des performances autour de 180 à 200 kWhEF/m²/an, notamment à cause de l’effet rebond : malgré une amélioration de la performance énergétique sur le bâti et sur les équipements techniques, nos usages s’intensifient : téléphones, tablettes, doubles écrans, etc.
M. M.-M. – Sur les 999 millions de mètres carrés que compte le parc tertiaire français, les bureaux, commerces et bâtiments d’enseignement représentent 65 % des surfaces chauffées du secteur. Le parc immobilier de l’État représente, en 2020, 97 millions de mètres carrés de surface utile brute (SUB). Le parc immobilier tertiaire des collectivités territoriales est estimé, quant à lui, à 280 millions de mètres carrés, soit environ 27 % du parc tertiaire national. La consommation énergétique du parc tertiaire représentait 24 millions de tonnes équivalents pétrole en 2019, soit environ 17 % de la consommation nationale. L’électricité est la principale énergie utilisée (à hauteur de 49 %), suivie par le gaz (31 %). La consommation énergétique dans le secteur tertiaire a progressé́ de manière quasi continue durant les années 2000 pour tendre à se stabiliser depuis le début de la décennie, hormis un creux observé en 2016. Cette stabilité s’explique probablement à la fois par des efforts de maîtrise des consommations dans les bâtiments existants et par une amélioration des performances thermiques des bâtiments neufs. Le secteur tertiaire représentait 9 % des émissions de gaz à effet de serre en 2019, soit 28,25 millions de tonnes CO2 équivalent pétrole. Le chauffage est de loin le principal usage énergétique dans ce secteur, passant de 55 % en 1990 à 46 % en 2016. Cette baisse du poids du chauffage s’explique notamment par l’amélioration de l’efficacité énergétique des systèmes de chauffage et des performances thermiques des bâtiments, mais également par le développement de nouveaux usages plus énergivores tels que les équipements bureautiques, de communication et de climatisation : la consommation d’électricité pour les usages spécifiques et la climatisation représentait 35 % de la consommation finale du secteur tertiaire en 2016 contre 25 % en 1990. La consommation en énergie finale du parc immobilier de l’État est estimée à environ 6 TWh annuels.
J3e – Quels sont les principaux enjeux de performance énergétique ?
M. M.-M. – Il y a un enjeu environnemental, avec la neutralité carbone à horizon 2050, et la baisse de la consommation énergétique et des émissions de CO2. Il y a aussi un enjeu social, car plus de performance veut dire moins de consommation, et donc une facture moins élevée pour les ménages. La performance énergétique des bâtiments revêt également un enjeu sanitaire, car si le bâtiment est mal isolé il a un impact négatif sur la santé de ses occupants. Enfin, le quatrième enjeu est économique, car le secteur de la performance énergétique est un secteur en plein essor qui maille le territoire, crée des emplois non délocalisables et fait travailler toute une chaîne de production.
C. S. – Le premier enjeu est évidemment environnemental, car l’amélioration de la performance énergétique des bâtiments implique une diminution plus ou moins importante des émissions de gaz à effet de serre. On parle ensuite d’enjeu économique : la hausse des prix de l’énergie et les perspectives importantes qui s’ouvrent aux entreprises développant des technologies innovantes font de l’amélioration de la performance énergétique un réel enjeu économique. Enfin vient l’enjeu réglementaire, car depuis 1974, des réglementations thermiques (RT) successives imposent des normes de plus en plus strictes quant à la consommation d’énergie des bâtiments neufs. Cette impulsion des pouvoirs publics en faveur de la performance énergétique s’étend maintenant aux bâtiments existants avec la mise en place du dispositif « Éco-énergie tertiaire ».
J3e – Selon vous, la France est-elle plutôt en retard ou en avance par rapport à ses voisins européens ?
C. S. – Sur bien des points, la France a pris de l’avance. Notre pays a ainsi déployé depuis de nombreuses années tout un arsenal réglementaire pour obliger les entreprises et le secteur public à s’intéresser à la performance énergétique. Dans le bâtiment existant, ceci s’est notamment retranscrit dans les textes, ces dernières années, avec l’obligation d’audits énergétiques pour les grandes entreprises. Le décret tertiaire vient mettre en place une obligation de suivi énergétique et une obligation de résultat en termes de réduction des consommations. C’est tout un changement de paradigme. Peu de pays d’Europe peuvent se targuer d’un tel engagement. Sur le plan incitatif, la France, à l’instar de l’Italie, a choisi de mettre en œuvre des aides au financement d’action d’économies d’énergie appelées certificats d’économie d’énergie (CEE). Avec ces aides, les entreprises et les collectivités peuvent engager plus facilement des travaux d’efficacité énergétique d’ampleur qui amènent à de réelles économies d’énergie.
M. M.-M. – Chaque parc immobilier national est très différent des autres. Donc difficile de comparer véritablement. En France, le parc immobilier est très hétérogène. Il faut donc une solution différente pour chaque typologie de bâtiment. Le Haut conseil pour le climat a réalisé un rapport sur le sujet. En comparant les politiques françaises de rénovation à celles de l’Allemagne, des Pays-Bas, du Royaume-Uni et de la Suède, il en ressort les points suivants : en tenant compte des différences de climat, la France apparaît comme ayant les logements les moins performants par rapport aux autres pays. D’autre part, la performance énergétique des bâtiments résidentiels en France progresse à un rythme similaire à la moyenne européenne, alors que celle des bâtiments tertiaires (bureaux, commerces et restaurants, écoles et hôpitaux) progresse moins vite. Enfin, la Suède a réussi une décarbonation quasi totale du secteur.
J3e – Quelles sont les premières actions à mener pour améliorer la performance énergétique de ces bâtiments ?
M. M.-M. – Il faut massifier la rénovation énergétique, ce qui passe par plusieurs aspects : le premier est l’accompagnement des ménages. Le deuxième est de préciser la trajectoire souhaitée par la France pour que les propriétaires puissent se repérer et se préparer. Cela va être le cas avec la loi de programmation votée à l’occasion de la loi climat et résilience. Enfin, il s’agit d’accompagner la montée en compétence des artisans et les aider à travailler en groupement.
C. S. – Déjà, il faut savoir ce que ces bâtiments consomment, et pour cela il faut récupérer des données, multiples et variées, et les fiabiliser. Ce sont ces données qui vont permettre d’analyser le « comportement » du bâtiment, faire apparaître de potentiels gisements d’économies d’énergie et qui permettront de définir une stratégie énergétique cohérente et efficace. Sans cette étape d’analyse, on risque de faire des travaux qui ne seront pas pertinents et donc investir de manière inefficace. Par la suite, il nous semble souvent utile de commencer par maîtriser les installations techniques par un usage sobre avant de se lancer dans des investissements.
Le décret tertiaire et le décret BACS viennent définir le rôle de la régulation et des systèmes techniques, mais aussi les objectifs de performance énergétique des bâtiments tertiaires.
J3e – Quels en sont les points clés ?
C. S. – Le décret tertiaire impose aux propriétaires et aux locataires de suivre les consommations d’énergie des bâtiments et de les communiquer à l’administration publique (via la plateforme OPERAT gérée par l’Ademe), mais également de s’engager dans une démarche de réduction des consommations d’énergie avec l’obligation d’atteindre une performance cible à horizon 2030 dans un premier temps, puis 2040 et 2050. Le décret BACS s’inscrit dans la stratégie de réduction des consommations décidée par les pouvoirs publics et donne les moyens aux acteurs d’atteindre les objectifs du décret tertiaire, notamment grâce à l’automatisation des installations techniques d’éclairage, de chauffage, de rafraîchissement, etc. Ce décret impose aux sites disposant d’installation de chauffage d’une puissance d’au moins 290 kW de mettre en œuvre un système de régulation répondant à la norme NF 15-232, et ce, pour le 1er janvier 2025.
M. M.-M. – En complément, il est important de préciser que le décret tertiaire (2019) vise à réduire les consommations annuelles énergétiques de l’énergie finale des bâtiments tertiaires de plus de 1 000 m2, avec les objectifs suivants : -40 % en 2030, -50 % en 2040 et -60 % en 2050. Ces objectifs sont entrés en vigueur à la publication du décret, qui a notamment précisé qu’étaient concernés les bâtiments ou parties de bâtiment existants d’une surface de plus 1 000 m2. Ce seuil devrait couvrir la majeure partie des constructions tertiaires, sauf exceptions spécifiques. À titre d’exemple, 95 % des surfaces des bâtiments publics dédiés à l’enseignement supérieur sont soumises au décret tertiaire.
J3e – Ces mesures permettront-elles d’atteindre les objectifs de rénovation du parc fixés par les pouvoirs publics ?
M. M.-M. – Il est important d’avoir une connaissance complète du parc pour atteindre nos objectifs, car il s’agit d’un parc diffus et donc difficile à adresser dans sa globalité. Ces mesures se combinent donc parfaitement pour permettre une meilleure connaissance du parc et des objectifs ambitieux. L’Ademe est chargée de gérer la plateforme informatique de l’Observatoire de la performance énergétique, de la rénovation et des actions du tertiaire (OPERAT) qui permet aux propriétaires et locataires de ces bâtiments de fournir avant le 30 septembre 2021 les premiers éléments servant à vérifier l’atteinte des objectifs légaux. En retour, l’Ademe délivrera une attestation annuelle « Éco- énergie tertiaire ». D’autre part, le scénario de référence de la Stratégie nationale bas carbone de 2020 vise un objectif de 3 % du parc tertiaire rénové en moyenne par an entre 2015 et 2050. À court terme, le plan de rénovation énergétique des bâtiments (PREB) fixe comme objectif de réduire la consommation énergétique du parc de l’État de 15 % à l’horizon 2022 par rapport aux consommations de 2010.
C. S. – Ces mesures vont concourir à atteindre une partie des objectifs fixés par les pouvoirs publics. En France, la plupart des mesures concernaient jusque-là les bâtiments neufs et les rénovations lourdes. Ces mesures s’attaquent aujourd’hui au patrimoine immobilier en exploitation. Le décret tertiaire est une étape importante, car il va imposer à tous de s’intéresser à sa facture d’énergie et va généraliser les méthodes de calcul d’économies d’énergie. Le décret tertiaire met également en lumière les enjeux liés aux données du bâtiment, avec des objectifs et les moyens pour y parvenir. Ces deux décrets posent les bases de la performance énergétique à l’échelle d’un ensemble de sites et vont permettre aux acteurs de connaître leurs consommations et d’identifier les sites sur lesquels travailler en priorité. Aujourd’hui, nous constatons que beaucoup de gestionnaires de parc de bâtiments ne connaissent pas leurs dépenses énergétiques, car l’énergie ne représente que quelques pour cent des charges d’exploitation d’une entreprise ou d’une collectivité.
J3e – Quel est votre point de vue sur le développement du Smart Building et des technologies de digitalisation et de pilotage intelligent des bâtiments ?
M. M.-M. – Mettre en place des technologies et des capteurs n’est pas une fin en soi. L’Alliance HQE n’a pas vocation à prôner la technologie pour la technologie. Il convient plutôt d’appréhender ces outils comme de nouveaux moyens permettant d’améliorer le confort des usagers d’un bâtiment, tout en réduisant son empreinte environnementale directe ou indirecte. En définitive, ces technologies doivent permettre de faire « mieux » avec « moins ».
C. S. – Du point de vue de l’usage, un bâtiment dit « smart » doit être régulé et régulable facilement. Le point clé est d’adapter le bâtiment à son usage réel. Mais avec des bâtiments connectés, comme avec des bâtiments disposant d’une régulation plus basique, la question de la mise à disposition des données se pose régulièrement et il est rarement facile d’obtenir une réponse. En effet, la capacité d’un bâtiment à communiquer ses données avec l’extérieur est rarement évidente, et nous nous heurtons régulièrement à des difficultés. De fait, nous apportons notre expertise aux clients pour trouver des solutions qui permettent de récupérer ces données, et ce, même sur des bâtiments dits « smart » qui ont tendance à avoir des difficultés à communiquer avec l’extérieur. C’est évidemment paradoxal que des bâtiments neufs, intelligents et de haute technologie donnent des difficultés aux entreprises pour récupérer les données produites par leurs systèmes. En cause, selon nous, l’ensemble de la chaîne de valeur de l’automatisme et la régulation. Il faut que toutes les parties prenantes soient attentives à ces questions : le maître d’œuvre à travers les CCTP (cahier des clauses techniques particulières), le maître d’ouvrage, et l’intégrateur, qui doit veiller à créer une architecture de récupération et de mise à disposition des données performante et ouverte.
J3e – Du point de vue technologique, le bâtiment va vers plus de digitalisation et d’automatisation. Quel est l’impact de ces technologies sur les performances énergétiques et opérationnelles des bâtiments ?
C. S. – Les technologies permettent de s’adapter plus facilement aux particularités du bâtiment et à ses usages. Pour un bâtiment d’enseignement par exemple, des consignes de régulation peuvent être mises en place selon l’occupation des salles de classe. Mais la technologie peut aussi avoir des impacts négatifs, si elle n’est pas utilisée correctement. Par exemple, un système d’éclairage sur détection de présence mal réglé ou mal entretenu peut rester allumé constamment. C’est ainsi que l’on peut observer de nombreux immeubles récents encore allumés après 22 h, par exemple. Avec des bâtiments intégrant de plus en plus de technologie, le risque est de ne plus faire attention au fonctionnement réel des équipements. Dans le cas d’un bâtiment neuf très performant, les dérives peuvent engendrer des surconsommations considérables par rapport à sa consommation standard.
M. M.-M. – Une erreur souvent commise est d’approcher les métiers et leurs technologies par silo. Or le bâtiment est la résultante du travail de nombreux acteurs, depuis les phases de conception à celles d’exploitation. La « digitalisation » est bien plus large que le Smart Building. Notre vision, à l’Alliance HQE, est de profiter du potentiel énorme de ces technologies pour offrir de réels outils d’aide à la décision, à toutes les étapes du cycle de vie d’un projet. Par exemple, le BIM pour une conception économe en ressources permettant d’évaluer en temps réel l’impact d’un projet, ou le pilotage optimisé du bâtiment et la maintenance des équipements aidée par des capteurs pour en optimiser l’exploitation. Tous ces cas d’usages sont des exemples de « digitalisation » mise au service d’une meilleure performance environnementale du bâtiment, laquelle devra être mesurable et comparable.
J3e – Quelles technologies offrent le meilleur potentiel ?
C. S. – Dans le bâtiment, je pense qu’il y a beaucoup de choses à faire autour des technologies du « Machine Learning ». Pour les fuites d’eau par exemple, en analysant les profils de consommations, les systèmes sont capables de les identifier automatiquement et d’alerter les opérateurs.
M. M.-M. – À l’heure des réseaux sociaux et de l’information en temps réel, si une technologie « magique » et idéale existait, elle serait déjà déployée mondialement et il y a longtemps que notre secteur aurait réalisé sa transition digitale ! plus sérieusement, nous pensons qu’il ne faut pas raisonner de manière centrée sur la « technologie » : les meilleures technologies seront celles utilisées dans les bâtiments qui auront des usagers heureux d’y vivre et d’y avoir des interactions sociales !
J3e – Quelles sont les conditions pour un développement de ces bâtiments intelligents à grande échelle ?
M. M.-M. – Je parlerais plutôt de conception, construction et exploitation intelligentes plutôt que de « bâtiments intelligents ». Le bâtiment n’est que la résultante de toutes ces phases, et si l’on souhaite améliorer son empreinte environnementale, alors il faut agir sur tous les maillons de la chaîne d’acteurs, et non de manière ponctuelle.
C. S. – Encore une fois, je pense que le sujet de la transmission de l’information est clé et il faut trouver le moyen de récupérer de la donnée fiable du bâtiment. Sur le plan des consommations, avec Linky, ce problème est partiellement résolu sur les consommations générales des bâtiments, car les distributeurs d’énergie comme Enedis peuvent mettre les informations à disposition de tiers. L’enjeu pour les maîtres d’ouvrage va être de pouvoir croiser ces données de consommation avec des données patrimoniales pour identifier des pistes d’optimisation ou pour orienter les investissements.
J3e – Ce développement croissant du digital fait émerger de nouvelles normes et de nouvelles qualifications pour les professionnels. Comment faire monter la filière en compétence ?
M. M.-M. – C’est le principal enjeu de cette transition numérique et environnementale que connaît actuellement notre secteur : comment adapter la méthodologie, le savoir-faire, la relation contractuelle et le modèle économique de chaque acteur à ces nouveaux outils et méthodes, sachant que la phase « transitoire » est nécessairement coûteuse en ressources, car nécessitant une « courbe d’apprentissage » inhérente à toute transformation. C’est exactement ce qu’a vécu le secteur aéronautique dans les années 70-80 par exemple, qui a vu finalement sa productivité quadrupler ! Néanmoins, il ne faut pas négliger le fait que la demande viendra également du marché – l’industrie immobilière étant mondialisée – et il est probable que la maîtrise des outils digitaux devienne un avantage concurrentiel pour chaque métier, impliquant nécessairement une mise à niveau de l’ensemble de la chaîne de valeur pour garder une offre commerciale compétitive.
C. S. – Nous l’avons vécu chez advizeo. Il y a cinq ans, lorsque nous avons démarré notre activité, le métier d’Energy Manager n’existait pas. Il a fallu former les collaborateurs venant du milieu de la conception ou de l’audit aux pratiques et techniques du management de l’énergie. Au niveau de la filière, cette formation s’est rapidement structurée dans l’industrie, notamment avec des formations comme Prorefei, ou les formations sur l’ISO 50001. Dans le bâtiment, cela a pris plus de temps, mais on observe un changement important depuis 2 ans environ. Aujourd’hui, ce métier d’Energy Manager se développe chez les prestataires d’efficacité énergétique, mais aussi chez les clients publics, où il porte le nom d’économe de flux, le référent énergie des collectivités. Il nous semble important que soit formé un socle commun de compétences, afin que les intervenants puissent parler le même langage.
J3e – Outre la formation, la question de l’échange de bonnes pratiques permet de faire essaimer des projets réellement vertueux. Comment favoriser l’échange et le brassage des idées ?
C. S. – La crise sanitaire a permis des initiatives, notamment les Webinaires. Ces formats de communication permettent de rassembler de nombreux acteurs et de partager les bonnes pratiques. Ainsi, chez advizeo, nous avons organisé des sessions sur la vulgarisation des exigences du décret tertiaire, mais aussi des formations plus techniques sur les actions d’efficacité énergétique sur les systèmes de chauffage ou de rafraîchissement.
M. M.-M. – Nous sommes persuadés que l’Alliance HQE a un rôle important à jouer dans cet essaimage des connaissances. C’est pourquoi nous réfléchissons justement à la mise en place d’outils en ligne de sensibilisation permettant d’inciter les acteurs du bâtiment à la mise en place de démarches vertueuses. Ces outils seront gratuits et accessibles à tous, sur l’ensemble du territoire.
Le levier comportemental est peu abordé, alors qu’il représente une des trois composantes essentielles pour l’amélioration de la performance énergétique. Comment sensibiliser les usagers des bâtiments à tendre vers des comportements plus vertueux ?
C. S. – C’est un enjeu à ne pas sous-estimer. Il faut sensibiliser les occupants des bâtiments sur ces questions et cela passe souvent par de la pédagogie. Il existe aussi des applications de « gamification » qui permettent de faire prendre conscience de ces enjeux de façon ludique.
J3e – Sur le terrain, constatez-vous une plus grande implication et un intérêt croissant des citoyens et des décideurs autour de ces sujets ?
C. S. – Aujourd’hui, il est très compliqué pour une entreprise ou une collectivité de ne pas s’intéresser à l’environnement. La RSE (responsabilité sociétale des entreprises) prend de l’ampleur au sein des entreprises, et au niveau de la finance on voit des labels comme l’ISR qui se développent grandement, et notamment dans l’immobilier.
Pour nous, il s’agit d’une importante lame de fond, et nous voyons une vaste prise de conscience. Chez advizeo, nous parvenons à améliorer la performance énergétique des patrimoines tertiaires que nous gérons de 5 % par an en général, sur une consommation totale qui représente maintenant près d’un pour cent de la consommation française.
J3e – Comment imaginez-vous l’évolution du bâtiment dans les cinq prochaines années ?
C. S. – Je pense que la question de la modularité des usages au sein des bâtiments va se développer. Nous avons vu ces dernières années le développement du coworking et avec la crise sanitaire, l’importance du télétravail va impacter l’usage que nous faisons des bâtiments.
Ainsi, à l’avenir, le bâtiment doit offrir une plus grande modularité des usages (bureaux, logements, commerces, loisir) et doit pouvoir se transformer selon les contraintes et les besoins pour s’adapter à l’évolution de la vie des occupants et du marché du travail.
J3e – Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
C. S. – À travers notre discussion autour du sujet de la performance énergétique et de la technologie au sein des bâtiments, il me semble important de rappeler la capacité de chacun – maître d’ouvrage, prestataire, occupant – à participer à l’effort collectif pour atteindre les objectifs de réduction de consommation, qui sont désormais imposés à tous avec le décret tertiaire.
Propos recueillis par Alexandre Arène