
Plaine Commune est une collectivité territoriale de Seine-Saint-Denis, établissement public territorial qui réunit 9 communes autour de la ville de Saint-Denis (Saint-Denis, L’Île-Saint-Denis, Saint-Ouen, Aubervilliers, La Courneuve, Stains, Pierrefitte, Villetaneuse, Épinay-sur-Seine). Ce territoire est morcelé par des coupures ferroviaires, autoroutières et routières, des friches industrielles polluées, qui tendent à disparaître.
Le sdal (schéma directeur d’aménagement lumière) de Plaine Commune a été élaboré au sein d’une réflexion et d’un travail collaboratif entre Nathalie Frayssinet, cheffe de projets Éclairage public et Énergie de Plaine Commune, Sara Castagné, conceptrice lumière, PDG de l’agence Concepto, les élus et en concertation avec les habitants.
Le territoire est en renouvellement depuis l’arrivée du Stade de France, en 1993, sur un plan économique, urbain, social, culturel. L’éclairage précédent privilégiait une forte intensité lumineuse, assimilant quantité de lumière à gage de sécurité. Le sujet de la sécurité a été un questionnement avant le sdal, avec la volonté de ne pas exclure les usagers de ce territoire déjà stigmatisé.
Concepto vient tout juste de publier son « Manifeste pour des trames noires à vivre », fruit d’un processus de réflexion mené depuis plus d’un an et issu, entre autres, de l’étude du sdal de Plaine Commune. L’agence est engagée dans une dynamique de R&D qui permettra d’œuvrer à la transformation de l’éclairagisme vers une dimension plus écologique et sociale de la lumière urbaine. Concepto vient de remporter le prix des Défis Urbains dans la catégorie Nature en Ville pour la trame noire du village olympique (fragment de la trame noire de Plaine Commune) et l’Award
international de la reconnaissance de ses pairs dans le cadre de la compétition LUX FUTURUM pour les lumières durables du village olympique (illustratives du sdal de Plaine Commune).
Comment avez-vous été amenées à travailler ensemble sur le sdal de Plaine Commune ?
Sara Castagné – Lorsque j’ai découvert l’appel d’offres de Plaine Commune, j’ai été immédiatement séduite par le projet du schéma directeur d’aménagement lumière. Ce programme était ambitieux, combinant des exigences techniques élevées, une recherche de qualité et une forte implication des habitants. Ce qui m’a particulièrement plu, c’est qu’il mettait l’humain au centre du projet, un principe fondamental de mon métier. Certes, l’étude était destinée aux services techniques de Plaine Commune pour optimiser la gestion de l’éclairage, mais il était évident que l’usager final restait au cœur des préoccupations. C’est cette approche profondément humaine qui m’a convaincue de m’investir pleinement dans ce projet.
Nathalie Frayssinet – Quand je suis arrivée à Plaine Commune, l’Établissement public territorial avait pris conscience du besoin d’une politique lumière construite, cohérente, prospective, et cherchait la bonne personne pour lancer et piloter ce programme, lui donner une direction et surtout, en écrire et s’en approprier pleinement les enjeux. Ayant déjà une expérience en éclairage, comme Sara Castagné, j’ai été conquise par ce projet. La question était : comment le faire répondre aux besoins du territoire, et comment l’exploiter au mieux par la suite ? Un large consensus s’est formé entre les neuf communes, porteur de grandes attentes et d’une ambition forte. L’éclairage soulève des enjeux transversaux variés, et j’ai eu la chance d’être soutenue par Laurent Monnet, maire adjoint à la transformation écologique de Saint-Denis, qui s’est montré très impliqué et à l’écoute des propositions de Concepto.
Comment avez-vous défini le sdal de Plaine Commune ?
Nathalie Frayssinet – La politique d’éclairage public a longtemps été purement technique, imposant un éclairage systématique à 35 lux, puis à 25 lux ; ensuite, l’arrêté de 2018 a de nouveau changé la donne. Ce bouleversement (subit et subi !) a permis de prendre conscience de l’intérêt d’une approche plus réfléchie et adaptée aux besoins du territoire, intégrant les évolutions technologiques et réglementaires tout en s’inscrivant dans une vision globale. Il ne s’agissait plus seulement de répondre aux normes et réglementations, mais d’articuler l’éclairage avec les autres politiques publiques : mobilité, apaisement des espaces, trame verte et bleue, végétalisation… L’éclairage public est ainsi vu comme un élément essentiel de l’espace public, garantissant son accessibilité et son confort une fois la nuit tombée. Plaine Commune, dans la métropole du Grand Paris, place la culture et la création au cœur de son développement, et la lumière devient un nouveau champ d’opportunité pour des métiers culturels et un levier de valorisation du territoire, contribuant à une ambiance nocturne agréable et cohérente avec ses ambitions. Le territoire, marqué par la désindustrialisation, connaît un renouveau depuis les années 1990 avec le Stade de France et divers projets, mais des efforts restent nécessaires pour améliorer l’environnement urbain. La maîtrise de la lumière devient ainsi un enjeu clé du service public, nécessitant une concertation approfondie pour répondre aux attentes des habitants et inscrire cette transition dans une dynamique écologique et sociale plus large. Et c’est pour cette raison que la concertation revêt une grande importance dans ce projet-là.
Sara Castagné – Étant dionysienne d’origine, j’ai un attachement particulier à ce territoire que je connais bien. Chez Concepto, notre expertise va au-delà de la stratégie lumière : nous travaillons sur des projets à l’échelle de grands territoires. Pourtant, j’ai ressenti une certaine appréhension face à l’ampleur et à la complexité de ce projet, qui touche au coeur même de la fabrication de la ville. Cette impression s’est rapidement confirmée en rencontrant Nathalie Frayssinet et Laurent Monnet. Ce qui rend ce projet passionnant, c’est qu’il ne se limite pas à l’éclairage ou à la voirie. Il s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’espace public et son évolution. Dès le départ, j’ai senti que j’étais au bon endroit pour développer des idées, repousser les limites et proposer des solutions ambitieuses, avec une vraie écoute et une vision partagée. Lors de notre première séance, nous avons analysé le programme et décidé d’adopter une approche audacieuse. Il fallait oser, malgré les incertitudes, notamment en matière d’économie circulaire appliquée à l’éclairage public, une démarche inédite à cette échelle. Plaine Commune, ce sont 800 km de rues, 42 000 points lumineux, avec un éclairage principalement composé de grands mâts équipés de lampes sodium. En 2021, plus de 50 % des espaces publics étaient en mutation. L’étude a été pensée pour laisser place à l’expérimentation et à la concertation à travers trois tests grandeur nature auprès des habitants. Nous avons travaillé sur trois concepts clés : une ville désirable, qui met en valeur l’espace public et son ambiance nocturne ; une ville ressourçante, qui favorise le bien-être et le réconfort la nuit : une ville plus résiliente, en réduisant la consommation d’énergie et l’empreinte carbone. Pour accompagner ces expérimentations, nous avons collaboré avec un cabinet afin de créer un groupe de réflexion, la « communauté des Éclaireurs », réunissant une cinquantaine de personnes : habitants, techniciens, élus… Nous avons aussi recueilli les avis des passants et mis en place une carte interactive permettant à chacun de partager ses observations et suggestions.
Nathalie Frayssinet – Les retours des ateliers des « Éclaireurs » ont sans doute été les plus riches et les plus intéressants, car les participants avaient été sensibilisés à l’éclairage et à son vocabulaire, et l’on avait le temps d’approfondir les questions. Les résultats différaient selon la disponibilité et la motivation de chacun, mais nous n’avons jamais prétendu à l’exhaustivité. En fait, on ne les a pas interrogés sur des choses que nous n’avions pas l’intention de réaliser.
Concepto a défini une période human friendly, centrée sur l’humain, en hiver, et une période biodiversity friendly en été, avec un éclairage réduit dans le respect de la biodiversité. Sara Castagné
Qu’est-ce qui caractérise ce sdal, selon vous ?
Sara Castagné – Sans aucun doute, la concertation a représenté un élément clé. Nous avons réussi à concilier trame noire et usages, un équilibre que j’appelle désormais « trame noire à vivre ». Chaque projet mené chez Concepto enrichit notre expertise : nous analysons, assimilons et ajustons notre approche. Nous mettons en relation les corridors écologiques déjà identifiés avec l’éclairage urbain, tout en tenant compte des transformations du territoire. Par exemple, avec la politique de végétalisation qui prévoit des alignements d’arbres renforcés pour créer de la fraîcheur, nous adaptons l’éclairage en conséquence. Les hauteurs de feu sont abaissées afin de préserver une canopée dans l’ombre, lui permettant de jouer pleinement son rôle de corridor écologique, même la nuit. L’objectif est de créer un territoire actif et accessible, je dirais même « marchable », après le coucher du soleil, en réduisant la vitesse de circulation et en modérant l’intensité lumineuse. Pour harmoniser trame noire et usages, nous avons introduit une gestion saisonnière et temporelle de la lumière, en superposant le calendrier de l’activité humaine et celui de la biodiversité. En hiver, où la lumière est nécessaire plus tôt pour assurer la sécurité et l’accessibilité des transports en commun, nous avons instauré une période « human friendly », centrée sur l’humain. En été, en revanche, où la biodiversité a besoin de plus de calme, nous avons une période « biodiversity friendly », avec un éclairage réduit ou absent dans certaines zones, dans le respect de la biodiversité. Cette démarche a été bien acceptée par les habitants : lorsqu’on leur explique que l’hiver, un éclairage est maintenu pour leur confort et qu’en échange, l’été, certaines zones restent plus sombres pour la faune, ils adhèrent naturellement. Nous avons également identifié les coupures urbaines comme les autoroutes, voies ferrées ou le canal, qui rendent les déplacements difficiles d’un quartier à l’autre. Des ponts, des passerelles et des tunnels ont été construits, mais pour encourager leur usage, il est essentiel d’y intégrer un éclairage adapté. Enfin, ce qui me tient particulièrement à cœur dans ce projet, c’est le déploiement de l’économie circulaire à grande échelle. Une approche innovante qui, appliquée à l’éclairage, ouvre la voie à des solutions plus durables et responsables. Il faut savoir que l’éclairage public va être entièrement rénové sur une période de 10 ans. Quand on analyse le bilan carbone d’un candélabre en métal, on constate que 85 % de CO2 sont issus de la fabrication du mât. On a donc travaillé sur ces supports déjà présents sur le territoire. Et on a identifié environ 10 000 mâts qui pourraient être reconditionnés et raccourcis (à 6 m). Ce qui veut dire, peut-être, développer une filière de réemploi…
Nathalie Frayssinet – Nous n’avions absolument pas imaginé qu’une telle solution nous serait proposée, mais cette réflexion a marqué un véritable tournant que nous n’aurions pas amorcé seuls. Aujourd’hui, c’est devenu une commande publique. Concernant le Plan Climat, nous avons largement dépassé mes attentes. Nous sommes d’ailleurs en pleine consultation pour mettre en œuvre la feuille de route du sdal, incluant le renouvellement des luminaires et le reconditionnement des mâts. Certains objectifs fixés pour 2040 pourraient être atteints dès 2030. La question du réemploi va bien au-delà d’une simple réponse technique d’installateur, car elle implique une logistique complexe, encore peu courante en Île-de-France, mais je reste très optimiste. Dans l’élaboration d’un marché public, on cherche toujours l’équilibre entre offrir aux futurs titulaires une réelle marge de manœuvre pour proposer des solutions pertinentes et garantir que la commande publique impose des exigences claires en termes de qualité et d’aspects techniques. Il ne s’agit pas seulement de performance énergétique, mais aussi d’assurer la continuité du service public aux usagers et de structurer la gouvernance du sdal.
Qu’entendez-vous par « gouvernance » ?
Nathalie Frayssinet – La gouvernance repose sur l’intégration progressive du sdal dans les pratiques et la culture publique. Ce déploiement se fait au fil de l’eau, au fur et à mesure que de nouveaux marchés et outils sont développés. Par exemple, la trame noire s’intègre désormais à la trame verte et bleue, elle-même incorporée au PLUI (plan local d’urbanisme intercommunal) cette année. La réflexion sur les usages nocturnes est prise en compte dans notre référentiel d’aménagement soutenable et dans notre charte qualité pour la construction neuve. Depuis 2023, tous les projets respectent le sdal de différentes manières. Ce qui reste à mettre en place concerne l’accompagnement au changement et la concertation, une autre dimension essentielle de la gouvernance. Cette année, je prépare des outils spécifiques pour faciliter la mise en œuvre du sdal en vue du lancement du marché global de performance, prévu entre fin 2025 et début 2026. L’objectif est d’avoir ces outils opérationnels d’ici 2026, afin de soutenir le déploiement du sdal et d’apporter des ajustements si nécessaire. Son adoption à l’unanimité a été une victoire majeure en matière de gouvernance, mais sa réussite repose désormais sur son application concrète, projet par projet.
Sara Castagné – Je me réjouis d’entendre Nathalie Frayssinet dire cela. Nous n’aurions pas pu aller aussi loin sans cette écoute et cette compréhension du programme. Voir que tout est appliqué avec rigueur est très rassurant et conforte nos équipes dans leur démarche et leur choix.
Le sdal de Plaine Commune a permis à la lumière de devenir un levier de valorisation du territoire. Nathalie Frayssinet
Quelles réflexions vous inspire ce travail collaboratif sur ce sdal ?
Sara Castagné – J’ai un véritable coup de cœur pour cette idée un peu fantasque que nous portons depuis longtemps chez Concepto : réenchanter le plaisir de l’obscurité en ville ! J’y crois profondément, mais pas n’importe comment, en aménageant l’obscurité avec un accompagnement spécifique. Personnellement, j’aime l’obscurité et j’ai été particulièrement touchée par l’installation que nous avons appelée « Obscurothérapie » au square du Temps des Cerises. Trouver la bonne mise en scène lumineuse n’a pas été simple, mais le maire de L’Île-Saint-Denis a accepté de jouer le jeu et de nous offrir un lieu pour expérimenter. Nous avons réalisé une fresque avec de la peinture photoluminescente LuminoKrom sur une allée d’une centaine de mètres de long traversant un square, où nous avons éteint trois candélabres. Ce projet a été une aventure dans l’aventure, empreinte de poésie, et le résultat correspond exactement à ce que j’imaginais.
Nathalie Frayssinet – C’est vrai que cette installation a été aussi un coup de cœur pour nous et de nombreux élus. C’est précisément ce dont ce territoire a besoin pour se réinventer et retrouver de la vitalité. Le sdal en lui-même a été une aventure incroyable, foisonnante, où se sont croisées différentes expertises et visions. Maintenant, « il n’y a plus qu’à » – si j’ose dire – concrétiser, et c’est enthousiasmant de se projeter, car le sdal est évolutif. D’ailleurs, la trame noire est déjà intégrée dans le système d’information géographique (SIG), et l’innovation va continuer à travers lui. Les concepteurs lumière reviendront pour donner vie aux projets, raviver la créativité, l’imagination et la beauté…
Propos recueillis par Isabelle Arnaud