Fabien Laleuf, directeur ABB Électrification France : « En 2025, la flexibilité s’impose comme un défi central »

L’année 2024 a été marquée par des contrastes pour la filière électrique. Tandis que des secteurs comme le solaire, les utilités et les solutions de gestion des bâtiments (BACS) ont connu un essor remarquable sous l’impulsion de réglementations favorables, le résidentiel ou les infrastructures de recharge des véhicules électriques (IRVE) ont marqué le pas. La division Électrification d’ABB, acteur majeur de l’innovation technologique, accompagne cette transition en proposant des solutions pour la gestion énergétique, les infrastructures de recharge, le solaire, ou encore l’industrie. Fabien Laleuf, directeur ABB Électrification France, partage ses perspectives sur des sujets clés tels que la décarbonation, les défis réglementaires ou l’innovation. Avec en ligne de mire la flexibilité énergétique, identifiée comme un enjeu structurant pour 2025.

Quel bilan dressez-vous pour l’année 2024, autant du point de vue du dynamisme du marché que de vos activités ?
Fabien Laleuf – C’est assez contrasté. Certains secteurs ont connu une forte croissance en 2024, je pense notamment au solaire, aux utilités et aux solutions de gestion des bâtiments (BACS) dans le tertiaire, poussées par la réglementation. D’autres ont été beaucoup moins dynamiques, à l’image du résidentiel ou des infrastructures de recharge de véhicules électriques (IRVE). Rappelons que 2024 était l’année des Jeux olympiques à Paris. ABB a mené des chantiers majeurs, notamment la rénovation de l’installation électrique d’un monument emblématique de Paris et l’installation d’onduleurs dans un stade de renom de la capitale. Par ailleurs, le contexte politique accentue ce contraste, car certains secteurs nécessitent une visibilité à long terme. Je pense par exemple à la cimenterie ou la métallurgie, qui ont réalisé des investissements conséquents pour développer des produits plus respectueux de l’environnement et qui n’arrivent pas aujourd’hui à les vendre plus cher que des produits traditionnels. La stabilité des cadres réglementaires, rendue possible par la stabilité politique du pays, est un pilier essentiel de la transition environnementale.

« ABB est convaincu de l’importance de l’interconnexion entre l’énergie, les automatismes et la mobilité. »

Quels sont les secteurs d’activité qui s’électrifient le plus rapidement ?
F. L. – Le secteur des énergies renouvelables est un enjeu sociétal majeur et nous constatons une rapide montée en puissance du solaire et des IRVE, qui libèrent des investissements côté réseaux. Le solaire est véritablement la tête de proue de la transformation de notre réseau électrique et se développe rapidement dans le résidentiel ou sur les ombrières des parkings, comme le prévoit la loi Climat et Résilience. Les IRVE connaissent une importante montée en puissance, notamment depuis l’entrée en vigueur de la loi d’orientation des mobilités (LOM) en 2019. Les IRVE sur les aires d’auto- route tirent ce marché, redynamisé également par le développement des bus électriques. Les copropriétés, quant à elles, doivent rattraper le retard. Des véhicules électriques moins chers et d’occasion arrivent progressivement sur le marché et vont favoriser l’extension du réseau de bornes de recharge. Autre secteur, la rénovation des bâtiments tertiaires, notamment avec la mise en œuvre de solutions de gestion de l’énergie, comme le prévoit le décret BACS. Et le secteur des datacenters, aussi en développement. L’explosion de l’intelligence artificielle (IA) entraîne une augmentation significative de la puissance des datacenters, qui sont très demandeurs de matériel électrique, et de la nécessité d’une alimentation électrique fiable et continue Du côté des sites industriels, les investissements dans les postes moyenne tension se multiplient. Aujourd’hui, le réseau français connaît une nouvelle réalité, avec une surproduction d’électricité et le raccordement massif depuis quelques années de sources renouvelables intermittentes. Le réseau a besoin de sources de flexibilité et de fiabilité pour contrer le caractère instable des énergies renouvelables. Les bâtiments présentent de formidables atouts lorsqu’ils sont équipés de BACS. Aujourd’hui, face à cette surproduction, le fournisseur historique d’électricité français peut être contraint d’aller jusqu’à arrêter certaines tranches de centrales électriques. L’objectif est de décaler les consommations. Les travaux autour du label Flex Ready vont dans ce sens. Pour vous donner un exemple concret, ABB a fait concourir le site de Beynost (Ain) au Challenge « CUBE Flex », le championnat de France des économies d’énergie. L’objectif de ce défi est d’évaluer la flexibilité énergétique et de consommer de manière plus intelligente. Une équipe projet a été mise sur pied. Les participants devaient mettre en œuvre toutes les solutions possibles pour effacer partiellement les consommations de leur bâtiment, ayant été prévenus 5 jours en amont. Notre équipe projet a fait jouer plusieurs leviers, parmi lesquels les IRVE, ou le réglage de la GTB, pour décaler les heures de chauffe du bâtiment. Nous sommes parvenus à réduire de 30 % nos consommations sur les périodes d’effacement. Avec cette nouvelle donne sur le réseau électrique, le fournisseur historique d’électricité français mène une réflexion sur la refonte du dispositif heures pleines, heures creuses. La volonté affichée est de décaler l’heure creuse de la tranche du matin à la tranche de l’après-midi. Le tertiaire est l’une des principales typologies de bâtiments visées par la refonte du dispositif. Enfin, le stockage va se développer progressivement. Il existe du stockage stationnaire, côté réseau. Le résidentiel offre un potentiel intéressant, notamment avec les installations de production photovoltaïque enrichies de batteries de stockage d’électricité, mais aussi le Vehicle-to-Grid (V2G). Ces systèmes permettent d’optimiser le fonctionnement des équipements et la performance énergétique des installations. ABB croit réellement à l’interconnexion entre l’énergie, les automatismes et la mobilité. Le groupe ABB contribue ainsi à l’effort collectif de réduction de l’empreinte carbone et de la prévention de la surcharge énergétique.

« L’Europe a une véritable opportunité en recentralisant sa production et en l’adaptant au marché européen »

ABB vise à digitaliser les activités de ses clients pour gagner en rentabilité, en performance et réduire leur impact carbone. Quels secteurs d’activité sont les plus volontaires à vos yeux ?
F. L. – Aujourd’hui, nos clients industriels peinent à valoriser les produits plus écologiques, faute d’un cadre réglementaire offrant des garanties suffisantes. Nous constatons tout de même une réelle volonté chez les grandes sociétés d’installation de classifier les produits en fonction de leur impact carbone. Les critères de sélection s’affinent progressivement et nous devons y être préparés. Nous observons l’essor de ce mouvement, qui avance bien plus rapidement là où les législations sont contraignantes. Pour une entreprise comme ABB, cette réalité ne remet absolument pas en cause nos opérations. Je pense que l’Europe a une véritable opportunité, en recentralisant sa production et en l’adaptant au marché européen. Il faut renforcer notre capacité de développement et d’innovation. Les axes pour rétablir la compétitivité sont le rôle de la filière, qui pousse notamment à la mise en œuvre d’une taxe carbone aux frontières. Si les critères environnementaux ne sont pas suffisamment ambitieux, cela risque de porter un coup à l’économie européenne.

Comment ABB parvient à réduire l’impact de ses opérations en France et en Europe ?
F. L. –
La Business Area Electrification France d’ABB est parvenue à réduire de 40 % ses propres émissions de CO2 entre 2019 et 2024. Nos bâtiments, et notamment nos usines, suivent le programme Mission to Zero. Ce programme vise à concrétiser l’ambition d’ABB en actions, en atteignant la neutralité carbone dans ses propres activités, en créant une usine zéro émission qui servira de modèle à d’autres usines, en développant une gestion numérique de l’énergie pour les entreprises, les foyers et les villes, et en mettant en place une plateforme collaborative où clients, partenaires et R&D expérimentent, partagent et innovent ensemble. Nous bâtissons un plan pour parvenir à la neutralité carbone en 2050. Pour atteindre cet objectif, nous poursuivons nos actions. Les dernières en date sont le passage de notre flotte de véhicules à l’électrique, et nous avons mis en place une politique agressive pour que nos collaborateurs franchissent le pas. Sur l’ensemble de nos sites, nous souscrivons exclusivement à des contrats d’achat d’électricité verte. Au niveau du Groupe, nous commençons à travailler sur le scope 3. Nous avons notamment mis en place le programme ABB EcoSolutions qui intègre les principes de circularité et permet une transparence totale sur les impacts environnementaux tout au long du cycle de vie du produit. Ce programme se focalise sur l’ensemble de la chaîne de valeur avec 4 critères de durabilité, que sont la conception et les sources d’approvisionnement, le conditionnement et la logistique, l’efficacité énergétique dans la phase d’utilisation, ainsi que le plan de reprise ou de recyclage. ABB s’engage à élargir continuellement son portefeuille de produits ABB EcoSolutions. Autre exemple, en France, nous développons une offre de vente de seconde main d’IRVE. Et en interne, nous menons une véritable démarche d’acculturation et de formation de nos équipes sur les enjeux de la transition énergétique et environnementale avec des actions concrètes qu’ABB met en œuvre pour y répondre. Nos collaborateurs doivent maîtriser ces sujets, qui leur permettent de donner du sens à leur activité. Une culture d’entreprise promouvant la durabilité pour progresser de manière significative vers la neutralité carbone. Le prochain jalon pour ABB prévoit une réduction de 80 % de nos émissions de CO2 pour 2030.

Solutions ABB pour la décarbonation des bâtiments et répondre aux enjeux des décrets Tertiaire et BACS. © ABB

Parmi les sujets qui feront l’actualité en 2025, la gestion de l’énergie et l’amélioration de la performance énergétique des bâtiments, notamment au travers des solutions de pilotage, occupe le haut du tableau. Quelle est votre vision sur l’évolution de la prise en compte de ces sujets pour l’année à venir ?
F. L. – Les solutions de gestion du bâtiment nécessitent du temps pour leur déploiement, car elles impliquent de nombreux acteurs : propriétaires, gestionnaires et mainteneurs. Tous les bâtiments les plus importants en superficie sont équipés ou en cours d’équipement. Cependant, l’essentiel du parc à installer concerne des petits bâtiments répartis sur le territoire. Ces bâtiments nécessitent des solutions plus simples à mettre en œuvre et à gérer. Il est donc très important aujourd’hui de faire évoluer les offres pour adresser ce parc, avec une mise en œuvre et une gestion simplifiées. La filière est mobilisée sur ce sujet. L’autre enjeu est de former des installateurs et des mainteneurs. Le volet flexibilité, rendu possible par l’équipement de BACS, devrait pousser le déploiement.

La première échéance du décret BACS était fixée au 1er janvier 2025 et, selon une étude réalisée pour le compte du Gimelec, le parc installé couvre actuellement seulement 15 % du parc ciblé. Comment gravir cette marche et quelles sont les actions d’ABB pour encourager ses clients à sauter le pas ?
F.
L. – ABB travaille avec ses partenaires intégrateurs et distributeurs sur des outils de modélisation. Notre capacité à atteindre les publics concernés reste encore limitée. Notre stratégie est donc davantage d’accompagner nos partenaires, notamment nos distributeurs, par exemple pour le financement de projets. Par ailleurs, le groupe ABB a fait l’acquisition en 2023 d’Eve Systems, leader des produits domotiques basés sur les protocoles Matter et Thread, respectivement le nouveau standard d’interopérabilité et la nouvelle technologie de connectivité sans fil. Cette offre combinée assure à ABB de fournir des logements et des bâtiments économes en énergie en les équipant de produits grand public. Ceux-ci sont notamment adaptés au marché de la rénovation. Les solutions, prises ou thermostats connectés, dispositifs d’automatisation, de gestion de l’énergie, de sécurité et de surveillance d’appareils, permettent une intégration plug & play multimarque, notamment pour la gestion et le pilotage de maisons et bâtiments intelligents.

Le nouveau disjoncteur à semi-conducteurs ABB Infinitus pour les installations courant continu (DC). © ABB

Le sujet du courant continu pour le bâtiment prend de plus en plus d’importance, notamment en raison de l’arrivée du solaire et de la recharge de véhicule électrique au sein des bâtiments. Quelles sont les innovations d’ABB dans le domaine ?
F.
L. – ABB est convaincu que la technologie DC (courant continu) va se développer au sein des bâtiments sur une bonne partie des usages (éclairage, charges bureautiques, stockage d’énergie, production PV, charge EV). En tant que spécialiste de l’électronique de puissance, ABB est historiquement positionné sur le marché du DC, pour des applications comme la marine, le ferroviaire ou, plus récemment, le photovoltaïque et les batteries. L’arrivée du solaire dans le bâtiment amène de nouvelles applications et nous attendons un développement exponentiel du courant continu. Dans le bâtiment, la transformation d’énergie génère des pertes électriques. Le développement du DC est donc un levier de performance énergétique potentiel. Les réseaux à courant continu (DC) présentent des économies d’énergie significatives. Nous venons notamment de lancer le disjoncteur à semi-conducteurs ABB Infinitus dédié aux applications de distribution électrique courant continu telles que le secteur maritime, les sites industriels, les datacenters, les bâtiments commerciaux et pour les infrastructures de recharge des véhicules électriques. Il permet l’utilisation des énergies renouvelables et des systèmes de stockage par batterie afin de réaliser des économies d’énergie et réduire l’empreinte carbone.

Quelles sont vos prévisions sur la vitalité de la filière électrique pour l’année 2025 ?
F. L. – Il y a encore beaucoup d’incertitudes, notamment en raison du contexte politique. Le résidentiel se porte extrêmement mal et nous n’attendons pas de changements dans l’immédiat. Le solaire et les bornes de recharge de véhicules sont en croissance. Le développement du solaire est d’ailleurs poussé par l’essor de l’auto- consommation avec ou sans stockage, ainsi que l’installation des ombrières photovoltaïques. L’industrie, quant à elle, résiste pour le moment, mais nous nous attendons à un ralentissement courant 2025. En revanche, les sujets de décarbonation et d’électrification vont perdurer à plus long terme, et nous pensons que les marchés porteurs vont poursuivre leur croissance cette année.

Quels seront, selon vous, les sujets centraux ?
F. L. – En 2025, la flexibilité s’impose comme un défi central. Le fournisseur historique d’électricité français et l’ensemble des fournisseurs d’électricité travaillent à apporter davantage de flexibilité dans les usages électriques. Certaines pistes, à l’image d’une tarification dynamique ou de la réforme des heures pleines, heures creuses font l’objet de toutes les attentions. Les automatismes et les BACS sont nécessaires pour emmener les bâtiments vers davantage de flexibilité. Ils permettront de piloter le bâtiment et ses consommations en fonction du signal tari- faire. L’autre enjeu central est la nécessité absolue de donner davantage de visibilité au secteur industriel à moyen terme. L’industrie a besoin de stabilité, notamment au niveau réglementaire, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.

UniSec Air d’ABB, le tableau modulaire sans SF6 à isolation dans l’air pour la
distribution d’énergie secondaire. © ABB

Quels seront les actualités et les grands chantiers d’ABB en 2025 ?
F.
L. – Après un important travail de R&D, nous avons récemment développé de nouvelles gammes de cellule moyenne tension sans hexafluorure de soufre (SF6), un des gaz nocifs à effet de serre les plus puissants que nous connaissons. Nous venons d’ailleurs de lancer l’UniSec Air, un tableau modulaire isolé dans l’air sans SF6 pour la distribution secondaire HTA. Ces solutions sont parfaitement adaptées aux secteurs tels que les solutions d’énergie renouvelable, les postes de distribution et de transformation, les datacenters ou encore dans les infrastructures critiques. Ils représentent l’avenir et ouvrent la voie à des solutions plus vertueuses pour l’environnement. Ensuite, nous poursuivons nos travaux pour accompagner le déploiement de la mobilité lourde. Nous développons actuellement une borne de recharge destinée aux camions d’une puissance de 1 MW. Par ailleurs, avec l’augmentation des puissances des datacenters liée à l’arrivée de l’IA, l’enjeu est aujourd’hui de sortir l’onduleur des salles IT et de le repositionner à l’extérieur des bâtiments. Cet accroissement extrêmement rapide des puissances oblige les fabricants à innover sans cesse. Afin d’y répondre, nous fournissons à nos clients des onduleurs moyenne tension comme l’HiPerGuard, la nouvelle génération de système d’alimentation sans interruption en HTA avec une résistance accrue aux perturbations du réseau. Enfin, nous anticipons l’arrivée de l’intelligence artificielle dans nos opérations, à travers deux volets. Le premier est l’intégration de briques d’IA au sein de nos logiciels, en enrichissant l’expertise historique avec des cas d’usage. Le second volet est l’intégration de l’IA dans le support client. Nous sommes très attentifs à l’évolution de l’intelligence artificielle et aux bénéfices que cette technologie va apporter à notre activité. 

Propos recueillis par Alexandre Arène

 

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