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INTERVIEW : J.-P. de Peretti et J. de Vauxclairs, Serce : « L’efficacité énergétique fait partie des sujets qui tirent la croissance de nos activités dans l’industrie. »

De gauche à droite : Jean-Pascal de Peretti, Vice-président du Serce et Jean de Vauxclairs, président du groupe CEME et président du Serce

Le Serce était jusqu’alors moins présent sur les sujets liés à l’industrie. Pour quelles raisons souhaitez-vous remettre l’accent sur ces thématiques ?
Jean-Pascal de Peretti – Je souhaite tout d’abord rappeler l’engagement des entreprises du Serce dans la décarbonation. 35 % du chiffre d’affaires de nos adhérents est réalisé dans les infrastructures, qui comprennent l’énergie, la communication et le transport ; 65 % sont liés au bâtiment et à l’industrie avec l’amélioration de l’efficacité énergétique et la digitalisation, dont 25 % exclusivement dans l’industrie, au travers des réseaux d’énergie, de télécoms et le chaud et le froid. Nous constatons une réelle attente de nos adhérents sur ces thématiques. En 2023, la croissance globale du chiffre d’affaires de nos adhérents est de 10 %, tirée notamment par les activités industrielles, et la tendance reste la même pour 2024. Les carnets de commandes sont historiquement hauts depuis l’après-Covid. Nous avons toujours mis l’accent sur les thématiques industrielles, mais nous en avons peu parlé. Dans les prochains mois, nous allons renforcer le Serce sur les thématiques liées au bâtiment et à l’industrie. Nous avons par exemple décidé de créer une commission que nous avons nommée « Énergies renouvelables », qui combine les infrastructures, les bâtiments et les usages industriels. Nos entreprises connaissant les process et les usages de leurs clients et sont à même de leur proposer des solutions adaptées.

«En 2023, la croissance globale du chiffre d’affaires de nos adhérents est de 10 %, tirée notamment par les activités industrielles.» Jean-Pascal de Peretti

Jean de Vauxclairs – Ces solutions comprennent la conception, l’installation et la maintenance, et peuvent s’accompagner d’un engagement sur leur performance énergétique et le gain d’efficacité qu’elles permettent. La connaissance fine des usages énergétiques de nos clients industriels peut nous permettre de combiner la mise en œuvre de nouvelles énergies décarbonées sur site et l’adaptation des process pour optimiser les pics de consommation, en cohérence avec leur production. La croissance de nos activités dans l’industrie est donc tirée par ce driver de la décarbonation et de l’efficacité énergétique. Elle bénéficie également des nouveaux investissements industriels qui font l’actualité, comme les datacenters, les gigafactories de batteries, ou la relance du nucléaire, où nos entreprises sont très actives.

Quels sont vos principaux messages pour vos adhérents industriels et comment vos actions sur ce secteur vont-elles se décliner ?
J.-P. de P. –
Nous connaissons nos clients et leurs installations, leurs process et leurs usages. Nous vivons actuellement une complexification des métiers, avec des solutions qui intègrent de plus en plus d’intelligence. Le Serce a cette chance d’être agnostique, ce qui signifie que, quelles que soient les technologies ou les sources énergétiques employées, nos entreprises sont capables de proposer les solutions les plus performantes et les mieux adaptées aux besoins de leurs clients.

«Au-delà de la réduction des consommations, la baisse des émissions de CO2 dans l’Industrie est un véritable objectif à l’échelle nationale.» Jean de Vauxclairs

La décarbonation et la performance énergétique de l’industrie française sont un angle important de l’action gouvernementale, notamment au travers du plan France Nation Verte et le volet « Mieux produire » ou aux investissements de France 2030. Sentez-vous une émulation chez vos adhérents ?
J.-P. de P. –
Nous sentons réellement ce mouvement de fond de la réduction des consommations énergétiques, qui est à nos yeux une des raisons qui expliquent la croissance de nos activités dans l’industrie cette année. Avec l’augmentation des prix de l’énergie, les temps de retour sur investissement des solutions de performance énergétique ont été considérablement réduits.

J. de V. – Au-delà de la réduction des consommations, la baisse des émissions de CO2 dans l’industrie est un véritable objectif à l’échelle nationale. Je pense qu’aujourd’hui nous pouvons souligner deux drivers principaux pour les acteurs industriels : l’augmentation des prix de l’énergie, qui incite les industriels à mettre en place des énergies décarbonées qui bénéficient aujourd’hui d’un prix de revient plus stable dans la durée. Je pense notamment à la chaleur fatale, les combustibles solides de récupération (CSR), le solaire et l’électrification des process. Le deuxième driver est la pression environnementale, qui se distille à tous les niveaux de la société et se trouve être aujourd’hui pour nos clients industriels une vraie réalité.

J.-P. de P. – D’ailleurs, ce sujet touche également à l’attractivité de nos métiers : il est difficile d’attirer les jeunes aujourd’hui si l’on est parmi les plus importants émetteurs. Nous y reviendrons.

La digitalisation de l’industrie, avec des sujets comme l’industrie 4.0, a fait beaucoup parler ces dernières années. Qu’en est-il dans les faits ? Les acteurs de l’industrie digitalisent-ils leurs process ?
J.-P. de P. –
Le digital est essentiel pour nos adhérents. Qu’il s’agisse de la performance énergétique ou de la décarbonation, les solutions digitales sont le moyen le plus efficace actuellement pour tendre vers des modes de production plus sobres. Évidemment, les grandes entreprises sont plus en avance que les petites sur ces sujets. Nous avons créé une commission qui intègre plusieurs sujets, notamment la data, la cybersécurité, l’industrie 4.0 et l’intelligence artificielle. Sur ce dernier point, trois questions se posent aujourd’hui : lorsque l’on parle d’intelligence artificielle, de quoi parle-t-on exactement ? Comment accélérer le mouvement, car nous sommes aujourd’hui au début du début du déploiement de l’intelligence artificielle. Enfin, quel est l’écosystème qui permettra d’avancer dans le déploiement des solutions ? Les enjeux et les attentes sont tels, aujourd’hui, que les solutions vont se développer très rapidement. Mais ne négligeons pas les freins à lever pour le déploiement de l’IA dans les process industriels : accès aux données, pertinence des données et interopérabilité des systèmes.

J. de V. – Il faut bien distinguer le développement du contrôle-commande et de l’IoT, déjà couramment utilisés, de l’intelligence artificielle elle-même, dont les usages dans l’industrie démarrent. Il y a aujourd’hui des premiers usages de l’IA, des « early adopters », des projets au stade d’expérimentation, mais la généralisation du contrôle-commande et l’utilisation du digital sont davantage une réalité dans le cadre de l’industrie 4.0.

Quels sont les bénéfices de la digitalisation, de l’arrivée des données et du pilotage dans le secteur industriel ?
J.-P. de P. –
Ces éléments permettent d’améliorer la performance et l’efficacité énergétique des process industriels. Pour donner un exemple, le jumeau numérique fait parler de lui depuis de nombreuses années et il existe beaucoup de cas d’usages et de retours d’expériences pour cette technologie, notamment les futurs EPR. Les bénéfices du numérique, s’ils répondent à des cas d’usages précis, sont indéniables. En revanche, la cybersécurité est à ne surtout pas négliger. Aujourd’hui, les entreprises restent fragiles sur les risques cyber.

J. de V. – Le numérique est à bien des égards un formidable outil pour gérer les utilités, je pense notamment au développement des solutions de gestion technique centralisée (GTC), qui est un enjeu central.

J.-P. de P. – Les adhérents du Serce ont la particularité de répondre à des marchés en combinant les activités de conception, réalisation, exploitation, et maintenance. À nos yeux, il n’est possible d’apporter des solutions efficaces qu’en combinant toutes ces dimensions.

Qu’en est-il du stockage d’électricité pour l’industrie ?
J.-P. de P. – La question du stockage va de pair avec l’électrification. Aujourd’hui, le stockage électrique fonctionne à petite échelle, pour les installations photovoltaïques chez les particuliers, par exemple. Pour l’industrie, il n’existe pas encore de solutions performantes. Rappelons qu’aujourd’hui il est plus facile de stocker du chaud et du froid que de l’électricité. Il est intéressant de développer des solutions dans ce sens.

J. de V. – Plus on diversifie les sources d’approvisionnement énergétiques, plus on complexifie les systèmes. Cela nécessite donc de mettre en œuvre des systèmes de pilotage complets et fins. Seul le numérique peut nous permettre de piloter efficacement les installations complexes.

«Les investissements ont été tellement importants pour le développement et la production de batteries, qu’il est plus difficile de faire démarrer l’hydrogène.» Jean-Pascal de Peretti

Quelles sont les opportunités offertes par l’hydrogène dans l’industrie ?
J.-P. de P. – Il s’agit d’une solution de stockage de l’électricité pertinente et très prometteuse. Pour le moment, elle pose un problème économique en raison de rendements trop faibles. De nombreux acteurs publics et privés travaillent sur l’amélioration du rendement, pour faire de l’hydrogène à la fois une solution de stockage et une énergie décarbonée. Cependant, les investissements ont été tels pour le développement et la production de batteries, qu’il est plus difficile de faire démarrer l’hydrogène, qui pourrait leur faire concurrence. Pour certaines applications, l’hydrogène est une réponse très adaptée, voire la seule réponse pour la décarbonation rapide de certains secteurs très émetteurs. Je pense notamment à un projet de remplacement du combustible pour des tombereaux, ces immenses bennes utilisées dans l’industrie d’extraction, dans les mines à ciel ouvert en Afrique du Sud. C’est une illustration de la rapidité avec laquelle l’hydrogène peut se substituer à un combustible très émissif.

J. de V. – L’hydrogène est aussi utilisé aujourd’hui dans certains process industriels (ammoniac, raffineries…) et produit de manière décarbonée (vaporeformage). Le premier enjeu est de décarboner sa production (par électrolyse de l’eau, notamment) et passer à un hydrogène vert. De nombreux projets sont en développement, certes souvent encore en phases préliminaires, mais le mouvement est lancé.

Les industriels français soulèvent l’impact de la sur-retranscription des normes européennes comme frein à leur compétitivité. Qu’en pensent vos adhérents ?
J.-P. de P. –
Dans certains cas, cela peut constituer des freins, dans d’autres cela peut créer certaines opportunités. Si elles vont dans le sens de l’accélération de la transition énergétique sans pour autant contraindre outre mesure les opérations de nos clients, alors c’est une bonne chose. Pour avancer sur les sujets de transition énergétique, il est évidemment bien plus percutant de légiférer à l’échelle de l’Europe.

J. de V. – L’industriel doit avoir un site qui est en premier lieu rentable et qui, en second lieu, se décarbone. La rentabilité n’est pas une option et il n’est donc pas productif d’apporter trop de contraintes. On peut prendre le cas du décret BACS dans le bâtiment en exemple. On a là une réglementation qui encourage la mise en œuvre d’un système favorisant l’efficacité énergétique, qui est lui-même rentable vu les gains générés, et in fine favorable à l’environnement. C’est un cercle vertueux qui constitue une opportunité et développe un marché. À l’inverse, certains textes très contraignants, à l’image de la loi Zéro Artificialisation Nette, sont un frein pour le développement de l’industrie.

«L’efficacité énergétique fait partie des sujets qui tirent la croissance de nos activités dans l’industrie.» Jean de Vauxclairs

En France, on évalue les temps de remplacement du parc de machines à 17 ans, contre 7 ans chez nos voisins allemands. Cela est-il un frein au verdissement de l’industrie ?
J.-P. de P. –
Les industriels sont dans l’anticipation. Faisons une analogie avec le bâtiment : l’essentiel de la performance énergétique du bâtiment repose sur les solutions passives, autrement dit l’enveloppe. On évalue que 10 à 15 % des consommations sont liées aux usages, 20 à 35 % aux systèmes et 50 à 55 % à l’enveloppe. Agir sur les usages permet des gains moindres, mais immédiats et à très bas coût. Remplacer les systèmes offre un ROI de 7 à 8 ans, voire plus court avec le renchérissement du coût de l’énergie. En revanche, on concentre aujourd’hui la dépense sur les enveloppes, qui ont un ROI supérieur à 20 ans, ce qui n’est pas forcément le plus efficace pour baisser rapidement les consommations énergétiques nationales. Il en va de même pour les investissements industriels. Le remplacement des machines est le poste le plus coûteux pour agir sur la performance énergétique et les émissions de CO2. Les acteurs cherchent actuellement des ROI plus rapides, qui permettent déjà une action significative en décarbonation. Lorsqu’il sera temps de remplacer le parc machines, alors un nouveau pas dans la décarbonation pourra être franchi.

J. de V. – L’efficacité énergétique fait partie des sujets qui tirent la croissance de nos activités dans l’industrie. Nous constatons aujourd’hui un foisonnement de projets vertueux, même s’ils ne passent pas par une remise à niveau immédiate du parc machines.

Exergue : «Certains freins persistent, notamment les questions liées à l’emploi et à l’attractivité de l’industrie.» Jean-Pascal de Peretti

La France est-elle un pays attractif pour les groupes industriels étrangers ou pour ses propres entreprises à l’heure actuelle ? Quels sont nos atouts ?
J.-P. de P. –
La France est un pays attractif à bien des égards. Notre énergie est décarbonée, ce qui est un point clé, et elle est de bonne qualité, ce qui est loin d’être le cas partout. Nous disposons de réseaux de communication de qualité, presque partout sur le territoire. Je peux également mentionner la qualité de vie, qui est un facteur d’attractivité. En revanche, certains freins persistent, notamment les questions liées à l’emploi et à l’attractivité de l’industrie.

J. de V. – L’angle décarbonation est à nos yeux un important levier pour améliorer notre attractivité, notamment auprès des jeunes générations, qui sont plus sensibles à ces sujets.

Les questions de compétences à tous les niveaux sont un véritable enjeu pour les industriels, qui peinent à recruter et subissent la fuite de leurs employés dans d’autres domaines économiques ou à l’étranger. Quels sont les moyens d’agir pour rendre l’industrie française plus attractive ?
J.-P. de P. –
Dans nos métiers, nous travaillons sur plusieurs leviers. D’abord, la qualité de vie : nous tentons de créer de meilleurs équilibres entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Certaines de nos entreprises adhérentes expérimentent la semaine de quatre jours. Nous travaillons également sur la dimension environnementale de nos métiers. Ensuite, nous réalisons des actions auprès des établissements scolaires, notamment des interventions dans des lycées professionnels, et nous encourageons l’accueil, chez nos adhérents, de stagiaires de seconde. Nous avons créé un poste dédié à ces sujets au Serce, pour stimuler l’attractivité de nos métiers.

J. de V. – Nous mettons également en valeur les points forts de nos métiers, des métiers de proximité qui valorisent l’autonomie par la prise de décisions sur le terrain, l’esprit entrepreneurial et permettent de réaliser de très beaux parcours de carrière. Ce sont des métiers de passion qui combinent la réalisation personnelle et des échanges riches avec les clients.

Propos recueillis par Alexandre Arène

Retrouvez l’interview dans le numéro de juin de J3e à la page 12 :

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