Au cœur des enjeux de transformation et de digitalisation de l’industrie, le Gimelec et ses adhérents œuvrent pour accélérer le développement des solutions de pilotage des process industriels. Car si l’industrie 4.0 fait parler d’elle depuis plusieurs années, dans les faits, le mouvement est bien plus lent. Pourtant, la décarbonation, l’optimisation des consommations énergétiques et la digitalisation sont les principaux axes mis en avant par les pouvoirs publics pour atteindre la souveraineté industrielle. Lors de cet entretien, Virginie Charles, déléguée Industrie du Gimelec, revient sur la place de l’industrie en France, sur les leviers pour développer notre industrie et renforcer notre souveraineté et sur la santé du marché des solutions digitales pour l’industrie, condition pour le déploiement de l’industrie 4.0.
Pouvez-vous faire un état des lieux de l’industrie française ?
Virginie Charles – En s’appuyant sur le tableau de bord de France Industrie, on peut noter que sur la période étudiée entre le premier trimestre 2024 et le premier trimestre 2023, malgré une zone Europe très en dessous des performances de croissance du PIB en volume par rapport aux États-Unis (0,4 % contre 3,0 %) ou de la compilation « monde » représentant 51 pays (0,4 % contre 3,3 %), la France ne s’en sort pas si mal puisqu’elle devance l’Italie (1,1 % contre 0,6 %) et très nettement l’Allemagne (1,1 % contre – 0,2 %). Concernant la production industrielle, une fois encore la zone Europe est à la traîne en comparaison avec les États-Unis, l’Asie et le monde. En prenant 2015 pour année de référence et en regardant sur la période allant jusqu’à mars 2024, on constate que la production industrielle a baissé de 2,13 % en Europe, contre une hausse de 1,35 % pour les États-Unis, 38,35 % pour l’Asie et 19,5 % pour le monde. À l’échelle européenne sur la même période, la France tire son épingle du jeu avec 0,16 % de croissance de la production industrielle, contre – 4,17 % pour l’Allemagne et – 5,1 % pour l’Italie. Elle se fait légèrement distancer par l’Espagne, 1,62 %. L’enquête de conjoncture de début mai 2024 de la Banque de France nous indique que le taux des capacités de production augmente légèrement en France, à 76,4 %, cet indicateur restant proche mais en dessous de sa moyenne sur 15 ans de 77 %. En revanche, la situation de la trésorerie dans l’industrie n’a fait que chuter depuis 2021, même si un très léger rebond se fait sentir début 2024, ceci reste assez préoccupant. Concernant les carnets de commandes qui ont subi la même chute mais avec un an de décalage, un léger sursaut se dessine pour le deuxième trimestre 2024, tout en restant très bas malgré tout. À cela s’ajoutent les fortes difficultés de recrutement et les hausses des coûts de matières premières et de l’énergie, que les industriels ont du mal à répercuter sur leurs tarifs de vente. En effet, seuls 6 % des industriels indiquent avoir augmenté leurs tarifs, quand 5 % indiquent les avoir baissés… Néanmoins, les perspectives restent positives pour le deuxième trimestre 2024, la croissance du PIB reste favorable avec une prévision de + 0,2 %, tout comme la consommation privée qui a tardé à redémarrer après une forte stagnation en 2023, et une inflation qui retrouverait un niveau plus acceptable à 2,5 %. Dans un contexte de perspectives d’activité peu engageantes, l’investissement industriel se fait timide.
« Le parc industriel est vieillissant en comparaison avec l’Allemagne : les industriels français indiquent renouveler leurs équipements tous les 17 ans vs 7 ans chez nos voisins allemands. »
Comment a évolué le parc industriel ces dernières années ?
V. C. – L’investissement productif dans l’industrie a connu jusqu’en 2019 une hausse constante passant d’un indice 64 en 2000 à 93 en 2019. En 2020, cet indice, redescendu à 88,5 du fait de la crise COVID-19, promettait une croissance en 2021de l’ordre de 10 %. En 2023, l’investissement productif a visiblement fait preuve de résilience, mais l’opinion sur les intentions de commandes dans les équipements informatiques demeure négative (source INSEE). La digitalisation des entreprises et l’automatisation des process, bien que nécessaires, n’ont pas avancé au rythme attendu. Le baromètre de l’Industrie 4.0 Wavestone Édition 2023 indiquait que seulement 7 % des entreprises avaient déployé des solutions Industrie 4.0 au rythme initialement prévu. Cela souligne donc les formidables opportunités pour nos adhérents et, plus globalement, pour le déploiement des solutions digitales à l’échelle nationale, qui seront très fortement poussées, voire imposées, par les pouvoirs publics. Quant à la partie « Machines », le parc industriel est vieillissant en comparaison avec l’Allemagne, les industriels français indiquent renouveler leurs équipements tous les 17 ans vs 7 ans chez nos voisins allemands. C’est d’ailleurs dans ce cadre que le Gimelec a participé à l’étude prospective de la CCI Paris Île-de-France « De la vente d’équipement à celle de l’utilisation ou de la performance – Trajectoire d’entreprises qui ont réinventé leur modèle » permettant de réétudier les modèles d’investissements pour initier un renouvellement du parc productif.
Pouvez-vous en dire davantage sur cette étude prospective et ses conclusions ?
V. C. – L’étude a porté sur une question simple : faut-il encore acheter ses machines, ou serait-il plus intéressant de les payer à l’usage ? Le paiement à l’usage permettrait par exemple aux industriels de changer de parc machines tous les 3 à 5 ans, en payant pour l’usage et les consommations, au lieu de réaliser des investissements sur des dizaines d’années. Il ne faut pas oublier que la machine est le cœur stratégique de l’industrie. Faire entrer un fournisseur externe dans la stratégie de production, au travers d’un partenariat stratégique, est assez disruptif dans l’industrie telle qu’elle existe aujourd’hui. Dans cette étude, nous donnons quelques exemples d’industries qui ont constitué une offre. Ce sujet soulève donc la question des modes de financement. Aujourd’hui, à défaut d’une offre de financement adéquate proposée par les banques, ce sont les fournisseurs de machines qui jouent le rôle de banquiers, ce qui renforce la position du fournisseur chez son client. C’est un modèle qui bouleverse les codes, il apparaît intéressant de lancer la discussion sur ces sujets.
« L’objectif très ambitieux fixé par les pouvoirs publics est que l’industrie atteigne 12 % du PIB français en valeur dès 2035, contre 9,7 % aujourd’hui. »
La dernière édition du sommet Choose France a récolté 15 milliards d’euros de promesses d’investissements étrangers pour 56 projets. Au-delà des coups de communication, la France est-elle aujourd’hui un pays attractif pour l’accueil de sites industriels à vocation internationale ou européenne ?
V. C. – On ne peut que se satisfaire de constater que la France est attractive pour les investissements étrangers. En revanche, il me semble important de ne pas oublier, ou occulter, la difficulté de nos PME/ETI à rester attractives, tant en termes de recrutement qu’en aides ou subventions à leur égard, pour leur permettre de rester compétitives sur notre territoire. L’État appelle de ses vœux l’atteinte de la souveraineté industrielle de la France. Pour rappel, l’objectif très ambitieux fixé par les pouvoirs publics est que l’industrie atteigne 12 % du PIB français en valeur dès 2035**, contre 9,7 % aujourd’hui. Cela signifie qu’il faut gagner 233 milliards d’euros de valeur ajoutée en 11 ans, et Choose France représente 15 milliards d’euros, ce qui est finalement assez peu. On ne peut raisonnablement pas compter que sur les projets étrangers pour atteindre l’objectif très ambitieux de 12 % du PIB, les investissements doivent être réalisés sur le socle industriel déjà basé en France et dans l’industrie française. Par ailleurs, à quel prix récolte-t-on 15 milliards d’euros d’investissements ? Avec quelles contreparties ? Pour combien d’emplois ? Je pense que nous devons nous focaliser sur les moyens d’atteindre nos objectifs.
Quels sont nos principaux atouts ?
V. C. – Nous sommes reconnus pour être innovants, fabriquer des biens de qualité, et pour avoir impulsé une forte dynamique sur la transition énergétique et environnementale, notamment avec la loi industrie verte, nous dégageons une bonne image sur ces sujets. Notre énergie est aujourd’hui un peu moins chère que dans la plupart des pays européens et elle est surtout décarbonée. Le point de vigilance est de ne pas se saborder nous-mêmes en imposant des contraintes réglementaires plus lourdes que les européennes déjà en vigueur, notre compétitivité est en jeu.
Quels sont les leviers pour renforcer la souveraineté industrielle de la France ?
V. C. – L’État envisage de favoriser la commande et l’aide publique avec des indicateurs orientés sur les efforts engagés par les industriels sur leur transition énergétique et environnementale. Cela porte notamment sur la décarbonation de leurs process, intégrant l’optimisation énergétique et la réduction de leur empreinte carbone. L’objectif est de sortir de l’indicateur prix, qui nous met de fait hors-jeu par rapport à la plupart des pays, pour tendre vers des indicateurs environnementaux. Pour donner un exemple, les subventions accordées aux particuliers pour l’achat de véhicules électriques sont accordées sur des critères d’émissions de CO2 de l’extraction des matières premières à la livraison. Ce choix d’indicateurs sort de facto les fabricants chinois. La compétitivité de nos PME et ETI est également un levier important. Il faut leur donner les moyens d’investir dans l’automatisation de leurs process, la digitalisation et l’intégration des nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle… qui peuvent leur permettre de conserver un niveau de productivité élevé. Pour renforcer notre compétitivité, nous devons flécher les enveloppes France 2030 vers l’automatisation et la digitalisation des process.
La transition énergétique du secteur industriel est-elle réellement à l’œuvre ? Avez-vous quelques exemples ou tendances à nous donner ?
V. C. – Oui, la transition énergétique est engagée pour bon nombre d’industriels ! Aujourd’hui, au Gimelec, nous pouvons constater que nous sommes régulièrement sollicités sur les sujets en lien avec l’économie circulaire des produits et des process, l’éco-design, le recyclage, le Digital Product Passport, la décarbonation des industries, le monitoring énergétique… tandis que nous sommes encore dans un schéma horizontal, avec l’extraction de matières, la transformation et la livraison. Actuellement, une réflexion forte s’opère sur la circularité des chaînes de production avec la mise en place d’un process de récupération de produits réparables et/ou réutilisables. Cela génère un fort questionnement sur les flux de marchandises in situ, et donc, de revoir le foncier des sites industriels. Cette question se télescope avec la loi zéro artificialisation nette. Les lignes bougent mais il existe encore des injonctions contradictoires à dénouer.
« Aujourd’hui, la performance énergétique est un enjeu de compétitivité. »
Quels sont les enjeux de performance énergétique dans l’Industrie ?
V. C. – Aujourd’hui, la performance énergétique est un enjeu de compétitivité. Au regard des perspectives d’affaires, la répercussion de la hausse des coûts, et notamment celle de l’énergie, n’est pas forcément simple à mettre en œuvre auprès d’une cible sensible aux tarifs appliqués. Par ailleurs, les indicateurs d’optimisation de la consommation énergétique vont probablement devenir des données consultables pour les appels d’offres et seront, par extension, une opportunité de sélection favorable pour les industriels ayant engagé une action mesurable.
Quels sont les principaux leviers de performance énergétique et de décarbonation ?
V. C. – La performance énergétique doit être perçue comme un nouveau marché stratégique pour les industriels offreurs de solutions, et un indicateur de compétitivité pour les entreprises ayant déjà engagé une action. Pour opérer une transition des chaînes de production, il faut d’abord se concentrer sur les actions les plus simples et les moins coûteuses, notamment revoir la façon de fabriquer et de consommer, ceci ne nécessitant pas toujours de forts investissements. Ensuite, il faut mettre en œuvre un monitoring énergétique et un contrôle commande sur la chaîne de production, pour adapter la consommation aux besoins de la chaîne de production. L’optimisation des déchets est un troisième axe, l’éco-design des produits permettant leur démontabilité et leur recyclage plus facilement. Enfin, le Digital Product Passport permet d’éclairer le consommateur acheteur grâce aux données environnementales, en compilant les consommations liées à la production du produit fini.
Comment les pouvoirs publics encouragent-ils les industriels à décarboner leurs activités ?
V. C. – Le plan France Nation verte, au travers de son volet « Mieux produire », détaille les principaux axes de la stratégie gouvernementale sur le sujet. Le premier est d’identifier les 50 sites industriels les plus émetteurs et engager avec eux un plan de décarbonation ambitieux. Le deuxième est de diminuer l’impact environnemental des flux logistiques (transport des marchandises). Les axes suivants sont l’augmentation de la production d’énergie propre, l’accélération de la rénovation des bâtiments tertiaires et l’amélioration de leur performance énergétique, la promotion d’une économie circulaire et une meilleure valorisation des déchets et enfin, la sécurisation des chaînes d’approvisionnements de matières premières. Une enveloppe France 2030 de 54 milliards d’euros a été initiée, dont la moitié pour la décarbonation de l’industrie
« Le tsunami réglementaire qui arrive sur nos entreprises peut amener une certaine paralysie. »
Les adhérents du Gimelec proposent les solutions de performance énergétique et de décarbonation de l’industrie. Comment se porte ce marché ?
V. C. – C’est un marché porteur d’avenir, même si la conjoncture rend plus timides les investissements ou les engagements pour les PME et ETI. Les entreprises sont confrontées à la fois aux exigences de décarbonation et de performance énergétique imposées au fil de l’eau par l’État, à l’approvisionnement de matières premières rendu coûteux, à la mise en place d’une politique de sobriété pour les utilités (utilisation de l’eau plus particulièrement), aux débats et/ou combats sur le « zéro artificialisation nette » lors d’une extension nécessaire ou d’une installation sur un territoire, aux nombreuses cyberattaques ayant entraîné l’État à diriger les industriels sur une prochaine obligation d’investissement dans des équipements de cybersécurité… Il est évident qu’il y a un marché, mais il devient nécessaire pour nos industriels d’être en mesure de planifier les urgences et les investissements avec intelligence. Ce tsunami réglementaire qui arrive sur nos entreprises peut amener une certaine paralysie. Elles ne savent plus vraiment par quoi commencer, tout est urgent et prioritaire. Ne plus pouvoir s’approvisionner en matières premières est aussi critique que subir une grave cyberattaque, mais tant dans la disponibilité des équipes que dans les délais restreints pour se mettre en conformité, les ressources humaines et financières finissent par manquer. Ce goulot d’étranglement freine la dynamique, mais les opportunités sont bien là.
Quels sont les enjeux du développement de l’industrie 4.0 en France ?
V. C. – La digitalisation et l’automatisation des process sont au service de la compétitivité des industriels. Investir sur les nouvelles technologies devient primordial pour rester pérenne sur son marché. La cybersécurité, l’interopérabilité, l’intelligence artificielle industrielle, le déploiement de la 5G industrielle sont de très belles opportunités pour optimiser la productivité et donc, être plus compétitif sur les marchés que l’on vise. Et l’avantage non négligeable, la digitalisation est un moyen et/ou un outil au service de la durabilité, également. L’industrie 4.0, on peut d’ailleurs parler de l’industrie 5.0 aujourd’hui, puisque la dimension RSE est largement entrée dans les process, a de beaux jours devant elle. Pourtant, la digitalisation au service de la durabilité nécessite des investissements à long terme. Les industriels français s’engouffreront-ils dans la brèche ?
Enfin, le sujet des compétences est essentiel pour développer l’industrie en France. Comment les acteurs de l’industrie œuvrent-ils pour attirer des jeunes dans leurs filières ?
V. C. – Avec l’Alliance industrie du futur (AIF), dont le Gimelec est membre fondateur, nous avons entamé, avec la Direction générale des entreprises, les travaux de renouvellement de signature de notre contrat stratégique de filière Solutions industrie du futur. Dans ce cadre, nous avons intégré dans nos réflexions les 3 piliers mentionnés par le Conseil national de l’industrie qui sont : transition énergétique et environnementale – réindustrialisation, compétitivité, souveraineté – et compétences et attractivité des métiers. Notre comité directeur Industrie s’est constitué en groupes de travail pour répondre à ces différents points et notamment construire une stratégie orientée sur l’attractivité des métiers de l’industrie. Par ailleurs, nous avons lancé officiellement à Global Industrie, en mars dernier, notre groupe de travail « Féminisation des métiers techniques », regroupant une vingtaine d’entreprises adhérentes, afin de favoriser le déploiement des jeunes filles dans les filières techniques. Nous réfléchissons également à un projet destiné aux collégiens pour rendre l’industrie plus attractive et les inviter à prendre conscience des nombreuses opportunités professionnelles qui existent pour mieux orienter le choix de leurs études supérieures. Il existe aujourd’hui suffisamment de profils formés sur les métiers techniques pour combler les besoins du secteur industriel. Cependant, ils sont nombreux à partir vers d’autres secteurs d’activités plus attractifs.
* Étude Industrie et Territoires du Lab Bpifrance & Banque des Territoires du 15 mai 2024 – Comment gagner la bataille de la réindustrialisation ? Regards croisés entre territoires, industriels et société civile.
Propos recueillis par Alexandre Arène
Retrouvez l’interview page 6, J3e juin 2024 :