INTERVIEW CROISÉE – Maxime Scheer, architecte fondateur de l’agence Cent15 Architecture, et Pascal Loiré, dont la société Intension s’est spécialisée dans la distribution de matériel d’éclairage pour le tertiaire et le résidentiel haut de gamme, sont des prescripteurs dans le domaine de l’éclairage. Ils nous décrivent leur approche respective de la lumière, leurs échanges avec les concepteurs lumière, et leurs attentes en termes de technologies et d’éco-conception pour simplifier la vie des professionnels et de leurs clients.
– Intension a été fondée à Paris par Pascal Loiré en 2002. Titulaire d’un diplôme universitaire de technologie en génie électrique et électronique, Pascal Loiré passe plusieurs années chez un fabricant international de matériel d’éclairage, où il se spécialise dans l’éclairage des commerces. Au début des années 2000, il quitte le groupe et prend son indépendance pour créer sa propre entreprise avec une double casquette de prescripteur et de revendeur de luminaires auprès d’architectes et de particuliers, au sein d’une boutique-bureau dans le Marais. Aujourd’hui, Intension, qui a déménagé dans le XVe arrondissement, est partenaire des plus grandes marques de matériels d’éclairage, avec une spécialité dans le tertiaire, le retail, l’hôtellerie, la restauration et le résidentiel haut de gamme.
– Cent15 Architecture est à la frontière entre l’expérimentation et le sensible, Cent15 questionne les lieux, leurs fonctions et leurs usages ; travaille les rapports d’échelle et leur spatialité ; et porte attention au détail et à l’usage des matériaux pour aboutir à une solution sur mesure, juste et pérenne. Cent15 développe une architecture intuitive et atemporelle, éloignée de tout superflu. Maxime Scheer a étudié au sein de l’École nationale supérieure d’architecture de Paris Belleville et obtenu son diplôme en 2009. Il a suivi une partie de son cursus en Espagne, à la Escuela Técnica Superior de Arquitectura de Madrid, où il a été élève d’Alberto Campo Baeza et du groupe AMID (Cero9). De retour en France, il a travaillé dans l’agence de Pierre-Louis Faloci puis dans les Ateliers Jean Nouvel à Paris, avant de fonder son agence en 2011.
Sans être éclairagistes ni bureau d’études, vous n’en êtes pas moins prescripteurs dans le domaine de l’éclairage. Quelle est votre approche de la lumière dans vos professions respectives ?
Maxime Scheer – Mon intérêt pour l’éclairage artificiel est venu en travaillant. Pendant ma formation à l’ENSA de Belleville, nous n’avons jamais abordé cette question ; la lumière naturelle était bien entendu omniprésente dans les cours : on nous expliquait comment elle entre dans un bâtiment, comment on peut la gérer, comment on peut créer l’espace par la lumière. Nous ne faisons pas de conception lumière, nous apportons notre expertise, notre regard d’architecte pour mettre en scène des volumes. Nous intervenons beaucoup dans le petit tertiaire et les boutiques. Nous nous entourons de marques qui proposent des appareils facilement intégrables dans l’architecture, pour produire des effets lumineux intéressants ; pour les particuliers, on choisit des intégrations et des esthétiques différentes en travaillant surtout les lumières indirectes pour des rendus plus intimes. Finalement, ce n’est pas tant l’objet décoratif qui nous intéresse dans la lumière, c’est plutôt ce qu’elle va réellement procurer dans l’espace, en fonction des différents moments de la journée. J’essaie d’aborder l’éclairage artificiel à l’image de la lumière naturelle – différente le matin et le soir – en utilisant des programmes qui peuvent reproduire cette évolution. Il n’est pas rare que je m’associe avec un concepteur lumière, notamment Philippe Collet d’Abraxas Concepts. Nous sommes parfaitement conscients que nous ne pouvons pas tout savoir sur tout et nous entourer de spécialistes de la lumière est essentiel. Nous sommes toujours à la recherche de cet effet qui transforme un espace subtilement, sans que l’on sache d’où la lumière provient. On ne travaille pas la qualité spatiale par l’éclairage artificiel, pour moi, c’est un plus ; parfois, cela peut être une obligation, mais, quoi qu’il en soit, ce n’est pas ce qui va créer l’espace, c’est ce qui va le transformer, l’embellir, l’accentuer. Ce qui est du ressort du concepteur lumière. Nous avons récemment transformé une maison en musée privé et avons rapidement compris quelles étaient nos limites, compte tenu des exigences en matière d’éclairage.
Pascal Loiré – Pour ma part, j’ai une approche de la lumière particulière : il faut que la lumière soit concrète. J’ai besoin de voir le matériel mécaniquement, de vérifier ses capacités de réglage, de l’avoir entre les mains. C’est sans doute ce qui a motivé la création d’Intension : j’ai fait le choix de devenir distributeur plutôt que concepteur lumière. Par ma formation d’ingénieur en électricité et par mon ADN si l’on peut dire, je ne suis pas un créateur, je suis quelqu’un de pragmatique. Si on me dit « je ne sais pas ce que je veux, je vous laisse faire des propositions créatives », je me retrouve un peu dans la situation de l’angoisse de la page blanche. Je n’ai pas cette approche de la création de la lumière comme certaines agences. Comme Maxime Scheer, je considère que la conception lumière est affaire de spécialistes, mes compétences s’arrêtent au conseil, et cela ne m’empêche pas, au contraire, d’inciter des clients, dans des situations complexes, à faire appel à eux afin qu’ils apportent une réponse artistique ou architecturale, et pas seulement technique. Notre rôle est d’intervenir au moment où le concepteur lumière a monté un dossier. Nous prenons en main l’aspect ingénierie, le suivi du projet jusqu’à la logistique, surtout s’il s’agit de sur-mesure. Il n’est pas rare en effet que les concepteurs lumière personnalisent leur projet avec des luminaires qu’ils adaptent, qu’ils modifient pour donner une identité à l’espace. On prend beaucoup de plaisir à travailler avec eux, cela nous fait découvrir aussi parfois des fabricants, des nouvelles techniques, car malgré ma formation, mon expérience, des solutions apparaissent sans cesse, le monde de l’éclairage évolue très vite, il faut sans arrêt s’informer sur les nouvelles technologies.
Cette évolution technique ajoute-t-elle de la complexité à votre métier ?
Pascal Loiré – Je ne dirais pas cela, elle le nourrit plutôt. Il y a environ une dizaine d’années, l’éclairage était souvent abordé sous l’angle technique uniquement, notamment dans le domaine du tertiaire, et surtout dans les bureaux. On venait souvent superposer des couches techniques : une nappe de chauffage, une nappe de climatisation, une nappe d’éclairage, etc. Du coup, l’approche était assez simple, chacun faisant ses calculs dans son coin. Il n’y avait pas de demande de la maîtrise d’ouvrage ni de la maîtrise d’œuvre relative à la mise en lumière. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas, les codes sont brouillés. Par exemple, un plateau de bureaux, c’est aussi une zone récréative, un espace de rencontre, de conférences, etc. Les activités ne sont plus sectorisées et les architectures non plus : les faux plafonds disparaissent, on peut voir des poutres métalliques apparentes, des câbles ou tuyaux traverser les espaces et faire partie du décor. On fait le même constat dans les restaurants et dans les boutiques. On remarque deux grandes tendances dans les magasins : la boutique « classique » avec une trame de rails au plafond et de projecteurs avec des niveaux d’éclairement très élevés et une grande uniformité, sans théâtralisation. Cela a le mérite de fonctionner parce que la lumière attire et on ne risque pas de se tromper en mettant beaucoup d’éclairement. A contrario, on trouve des conceptions de boutiques plus réfléchies où on va avoir des éclairages plus travaillés, avec des zones contrastées, en fonction des usages, avec des possibilités de modulation, etc. Les boutiques deviennent alors de véritables lieux d’expérience.
Nous sommes toujours à la recherche de cet effet qui transforme un espace subtilement, sans que l’on sache d’où provient la lumière.” Maxime Scheer
Maxime Scheer – C’est exactement cela : d’ailleurs, à un moment donné, il nous a été reproché de trop jouer sur ces contrastes, de ne pas éclairer de façon uniforme. Ce que dit Pascal Loiré est très vrai, par exemple, dans les restaurants, nous, on n’éclaire que les tables. Ce qui nécessite de créer un réseau d’éclairage secondaire indispensable pour la mise en place, ou pour le ménage, mais qui ne se voit pas pendant le service. On apporte ainsi aux clients une vision très identitaire du lieu. Et finalement, dans ces espaces, on va penser l’architecture avec la lumière artificielle : d’où elle va venir, comment elle va interagir avec la lumière du jour, le mobilier, etc. L’éclairage, qui est en pleine mutation, influe sur notre métier et notre démarche d’architecte évolue en même temps. Lorsque la led est arrivée, les concepteurs lumière ne se sont pas précipités dessus, ils nous recommandaient même de garder des halogènes : la lumière des leds était encore assez froide et ne convenait pas aux ambiances chaleureuses auxquelles nous étions habitués. L’évolution technologique peut faire très peur, non pas à cause des changements qu’elle suppose mais tout simplement parce qu’elle peut ne pas correspondre tout de suite aux besoins. Et c’était le cas de la led. Il a fallu attendre presque dix ans avant de retrouver ces tonalités chaudes et cette lumière dorée que nos clients aiment tant. On entre dans un nouvel univers : auparavant, chez soi, mais aussi dans les boutiques, les restaurants, chacun changeait sa lampe à l’identique et tout redevenait comme avant. La lumière était à la portée de tous. Avec la led, c’est une autre histoire qui s’écrit avec des sources plus économiques, des possibilités de variation, de création des programmes… Cette évolution n’a pas été que technologique, elle a aussi bouleversé les habitudes. Mais il ne faut pas qu’elle devienne un enfermement, c’est à nous de veiller, je crois, à ce qu’elle conserve son espace de liberté que beaucoup de nos clients recherchent.
Pensez-vous, dans ce contexte, que les avancées technologiques risquent de freiner d’une certaine manière la créativité ?
Pascal Loiré – Pour ma part, je n’irais pas jusque-là, mais quand la sophistication atteint des niveaux que l’usage ne justifie pas, cela peut en effet poser problème, en particulier sur le plan budgétaire. Il faut que nous puissions bénéficier d’un grand choix de solutions, même avec la led. Le fait qu’elle soit intégrée une fois pour toutes dans le luminaire, avec l’intelligence embarquée, à des tarifs élevés, peut limiter le champ d’action de nos clients qui, comme le remarquait Maxime Scheer, souhaitent encore avoir la main et changer leur « ampoule ». Nous faisons beaucoup de pédagogie et passons du temps à expliquer comment les appareils de dernière génération intègrent toutes les fonctions : je préfère présenter plusieurs luminaires pour faire choisir la température de couleur, par exemple, plutôt que de parler de kelvins, ce qui ne dit rien aux clients, surtout les particuliers. Par ailleurs, je voulais souligner la grande transversalité des produits aujourd’hui : par exemple, dans un restaurant, des suspensions type industriel au-dessus des tables ne choquent personne. Les schémas sont bouleversés : lorsqu’on éclairait une boutique de luxe il y a quelques années, c’était forcément un écrin, désormais on ose le mélange des genres ; aujourd’hui, les bureaux s’équipent de petits spots, d’appliques décoratives avec des abat-jour, etc. Nous devons à la fois écouter les demandes qui nous sont faites, sans a priori, et en même temps nous avons un devoir d’information mais sans rien imposer à nos clients. Notre valeur ajoutée, c’est justement de pouvoir proposer plusieurs marques dotées de technologies différentes, et qui fonctionnent ensemble. Je retrouve là un peu mon métier d’origine, c’est-à-dire l’électronique qui, d’ailleurs, ouvre un vaste champ des possibles. Nous privilégions, pour notre part, les protocoles ouverts comme Casambi, qui permettent d’agréger des produits de marques différentes. Dans le même esprit, nous choisissons plutôt des solutions maintenables. À ce sujet, je voudrais lancer un appel aux fabricants pour qu’ils favorisent des produits remplaçables et réparables…
J’espère que l’éclairage de 2035 reposera davantage sur l’aspect maintenance et réparabilité.” Pascal Loiré
Maxime Scheer – Je rejoins le point de vue de Pascal Loiré, d’autant qu’on nous demande souvent du sur-mesure ; nous nous rapprochons dans ce cas de designers qui conçoivent des luminaires à partir du cahier des charges de nos clients. Ces derniers peuvent être très exigeants sur le design, car ils voient parfois les luminaires comme objets de décoration. Nous aimons livrer des espaces bruts afin que nos clients les aménagent comme ils le souhaitent, mais la lumière reste cependant partie intégrante de l’architecture. Nous sommes à la fois des conseillers et des garde-fous. Un choix esthétique reste subjectif et la technologie ne peut pas répondre à toutes les demandes. Il faut réfléchir à l’effet lumineux tout en tenant compte de l’aspect du luminaire, lorsque la lumière est éteinte. Devant la complexité des produits, nous devons accompagner nos clients en préservant la part de liberté indispensable pour qu’ils apportent leur touche personnelle.
Que peut-on souhaiter à l’éclairage pour les dix prochaines années ?
Pascal Loiré – J’espère que l’éclairage de 2035 reposera davantage sur l’aspect maintenance et réparabilité. La led a déjà 15 ans : les luminaires et les composants ont évolué et aujourd’hui on se retrouve parfois avec des luminaires pour lesquels la maintenance est impossible. On peut imaginer que, demain, les luminaires deviennent vraiment réparables, avec une conception mécanique telle que les pièces ne soient pas serties ni collées, mais qu’il y ait des systèmes à vis, que les fils des connecteurs puissent être extraits, que les pièces en plastique emboîtées dans le luminaire s’enlèvent facilement, sans être altérées. La conception et le développement des produits doivent s’adapter à la demande du marché.
Maxime Scheer – J’attends des évolutions à venir une simplification des solutions. La lumière constitue un sujet d’importance pour nous, architectes, mais la technologie ne doit pas aller trop vite. La lumière n’est pas assez expliquée : dans les écoles d’architecture, on devrait bénéficier d’enseignements dispensés par des spécialistes, des concepteurs lumière. La lumière de 2030 ne se limitera pas à des effets lumineux, ce sera sans doute bien plus, un sujet central de l’architecture qu’il faudra nous aider à comprendre pour mieux l’appréhender.
Propos recueillis par Isabelle Arnaud