Le marché français du datacenter n’a pas perdu de son attractivité, malgré l’augmentation des prix de l’énergie et des matières premières. Le secteur, très volontaire sur les sujets environnementaux, doit poursuivre ses efforts pour améliorer la performance énergétique des centres de données et réduire son empreinte carbone. Marie Chabanon, directrice Technique Groupe chez Data4 et Linda Lescuyer, responsable Innovation chez Data4, reviennent sur l’état du marché, notamment en France, sur les enjeux de réduction des consommations énergétiques des datacenters et sur les points clés pour créer des infrastructures durables, performantes et pérennes.
Quels sont les principaux enjeux liés au datacenter en France ?
Marie Chabanon et Linda Lescuyer – Le marché des datacenters est actuellement confronté à plusieurs enjeux, parmi lesquels ceux liés à l’évolution des prix de l’énergie ainsi qu’aux coûts des matières premières. L’environnement et la réduction de l’empreinte environnementale représentent également un enjeu clé pour le secteur, qui s’est emparé du sujet depuis plusieurs années et ne cesse d’innover pour limiter cet impact. Enfin, la nécessité de recruter de nouveaux talents apparaît comme une priorité pour les années à venir, notamment pour être en capacité de s’adapter aux nouveaux usages, comme ceux liés au développement de l’intelligence artificielle, etc.
Comment se porte le marché ?
M. C. et L. L.- Le marché français des datacenters est un marché dynamique et en pleine expansion. Selon le baromètre France Datacenter et EY-Parthenon publié en juin dernier, sa croissance est estimée à plus de 11 % par an pour les 10 prochaines années. La demande est principalement portée par une hausse du volume de données produites liée au développement de nos usages et de certaines technologies (adoption du cloud, IoT, essor de l’IA, etc.) qui nécessitent à la fois davantage de capacités de stockage et de traitement. Il existe près de 250 datacenters répartis dans l’Hexagone, qui concentrent leur puissance particulièrement en Île-de-France et dans le Sud-Est.
L’attractivité de la France est-elle toujours aussi forte ?
M. C. et L. L. – La France est attractive pour le marché des datacenters pour plusieurs raisons. D’abord, parce que le marché est en forte croissance : le marché français du cloud devrait croître de 14 Mds€ en 2020 à 27 Mds€ en 2025 (source : baromètre France Datacenter 2023 – France Datacenter et EY-Parthenon – juin 2023). De plus, le projet de cloud souverain européen nécessite d’avoir les infrastructures correspondantes, afin de stocker les données sur le sol français et européen. Ainsi, la filière des datacenters va investir, en France, plus de 12Mds€ dans les 10 prochaines années (source : baromètre France Datacenter 2023). Un deuxième facteur d’attractivité est lié à la connectivité : en complément des places traditionnelles que sont les « FLAP » Francfort, Londres, Amsterdam et Paris, Marseille est devenue une place de premier plan pour les datacenters grâce à sa position sur le littoral méditerranéen et sa connectivité aux câbles sous-marins. Enfin, la revitalisation d’anciennes friches industrielles constitue le troisième levier d’attractivité : comme dans le cas de Data4, qui a choisi d’installer son nouveau campus de datacenters sur l’ancien site de Nokia à Nozay dans l’Essonne, afin de ne pas reconstruire entièrement une nouvelle infrastructure pour chaque datacenter.
Pouvez-vous faire le parallèle avec les autres grandes places européennes ?
M. C. et L. L. – Le marché européen des datacenters a bénéficié de 7,25Mds€ d’investissements en 2021, et en connaîtra 10,68Mds€ en 2027 (source : rapport « Europe Data Center Power Market » d’Arizton). Francfort, Londres, Amsterdam et Paris sont les premières places qui bénéficieront des investissements : ces places, qui composent le « FLAP », ont de l’avance sur les autres marchés. Les marchés européens secondaires sont l’Irlande, l’Italie, l’Espagne, la Suède, la Norvège, la Pologne et l’Autriche (source DCmag : Investissements records sur le marché européen des datacenters). En Allemagne, Francfort est le plus important hub de données et regroupe le plus grand nombre de datacenters. Il représente environ 70 à 80 % de la demande actuelle des datacenters et héberge le DE-CIX, principal point d’échange d’Allemagne avec plus de 500 clients internationaux (source : Telehouse). Enfin, l’Italie est le 4e marché européen de datacenters (3 milliards d’euros et 9 % de part de marché européen, source DCmag).
Comment le développement de l’IA, de la 5G et de la digitalisation en général impacte-t-il les volumes d’échanges de données ?
M. C. et L. L. – Le développement de l’IA, de la 5G et de la digitalisation de notre société en général entraîne une explosion des données en circulation. Des données qu’il faut bien stocker quelque part et qui transitent forcément, à un moment de leur vie, par un datacenter. En matière d’IA, répondre à la demande croissante ne sera pas une mince affaire. En tant que constructeur et opérateur de datacenters, Data4 se doit non seulement de réfléchir aux implications physiques de l’hébergement d’un grand nombre de serveurs pour répondre à une charge de travail plus dense, mais aussi à la manière d’intégrer de nouvelles techniques – telles que le refroidissement liquide et le refroidissement immersif pour lutter contre la chaleur générée par ces serveurs. De plus, les charges ne seront pas constantes. Chez Data4, nous prévoyons d’importants pics à tout moment, alors qu’historiquement, les datacenters géraient des charges raisonnablement plates et constantes. L’un des plus grands défis réside dans le fait que l’IA n’est pas une entité homogène, mais plutôt une technologie qui se divise en deux phases distinctes : la formation et l’inférence. On pourrait comparer l’IA à un athlète : il se prépare d’abord à une course (entraînement à l’IA), avant de se rendre à une compétition pour mettre ses exercices à l’épreuve (inférence de l’IA). Les centres de données performants apprendront à s’adapter à ces deux phases. L’entraînement à l’IA nécessitera de se concentrer moins sur la résilience et la redondance, et davantage sur les coûts, le PUE et l’efficacité générale. L’inférence, en revanche, est très sensible à la latence et nécessitera la proximité d’un centre-ville pour garantir des temps de réponse rapides pour les interfaces utilisateur et les applications.
Le plan de sobriété et la politique globale des pouvoirs publics, à l’échelle française, mais aussi européenne, visent à réduire les émissions de CO2 des datacenters. Comment cela se traduit-il concrètement dans la mise en œuvre des projets ?
M. C. et L. L. – Tous les centres de données, y compris les nôtres (Data4), doivent adopter le concept de sobriété dans leurs opérations en raison du défi majeur que représente le fait d’opérer dans un monde aux ressources limitées. Ce concept de sobriété a été mis en place par la Commission européenne, et la France est l’un des pays les plus exigeants sur les enjeux environnementaux. Data4 met tout en œuvre pour suivre les recommandations de l’Ademe et met à disposition de ses clients un tableau de bord, le Green Dashboard, qui leur permet de mesurer l’impact environnemental de leur espace d’hébergement et de leurs propres équipements, à condition qu’ils acceptent de les intégrer dans l’outil. Pour ce qui est des émissions propres de Data4, nous utilisons la méthode préconisée par le GHG Protocol et tous nos résultats sont publiés dans notre rapport RSE. Et grâce aux efforts conjoints de nos équipes, nous avons réussi à améliorer de 20 % notre efficacité énergétique en 10 ans.
Les datacenters anciens, datant des années 2000 et dont les PUE sont supérieurs à 2 ou 2,5, font-ils l’objet d’une politique de rénovation particulière ?
M. C. et L. L. – Nous avons engagé des actions pour réhabiliter nos datacenters les plus anciens, donc les plus énergivores (process baptisé « rétrofit »). Data4 est l’un des seuls acteurs sur le marché des datacenters à faire une ACV (Analyse du cycle de vie) complète de tous ses équipements. Cela est essentiel puisque cela nous permet d’avoir une idée bien précise de là où nous avons un impact, et d’agir en conséquence. Notre décision d’utiliser du béton bas carbone pour l’ensemble de nos bâtiments a certes un coût, mais que nous sommes prêts à l’accepter pour réduire notre impact environnemental.
Quels sont les points d’attention particuliers pour concevoir un datacenter performant ?
M. C. et L. L. – Lorsqu’il s’agit de concevoir un datacenter, la première règle est de ne jamais sacrifier la qualité à la rapidité. La priorité absolue doit toujours être de créer une infrastructure qui résistera à l’épreuve du temps, et le fait de négliger une tâche dans les premières étapes ne peut qu’entraîner des problèmes plus tard. Compte tenu de l’évolution rapide du paysage technologique, il est impossible de prédire ce qui deviendra possible au cours des prochaines années. C’est pourquoi il est important que les datacenters soient conçus en tenant compte de la maintenance et des mises à jour, afin de permettre l’introduction sans heurts de nouvelles technologies. Il est également essentiel de donner la priorité à l’innovation durable. La durabilité doit toujours être au centre des préoccupations lors de l’extension des opérations. Au cours des dernières années, la conversation s’est largement concentrée sur le PUE (Power Usage Effectiveness), mais il y a maintenant beaucoup plus à prendre en compte. Chez Data4, nous intégrons un grand nombre de nouvelles technologies, d’initiatives et de processus pour nous assurer que notre approche est aussi durable que possible. Il s’agit notamment de remplacer les sources d’énergie standards par des sources d’énergie renouvelable, d’assurer la réutilisation de la chaleur résiduelle et d’éviter d’utiliser les mêmes sites pour les futurs centres afin de prévenir l’artificialisation des terres. Il est également important de se préparer au pire. La complaisance pourrait causer votre perte et il est essentiel d’être rigoureux dans vos mesures de précaution. Ce n’est pas parce que quelque chose fonctionne aujourd’hui qu’il n’y aura pas de problème demain. Vérifiez votre équipement aussi souvent que le recommande le fabricant, et vérifiez-le à nouveau. Si certains problèmes sont tout simplement inévitables, les opérateurs doivent devenir aussi habiles que possible à tout prévoir, même l’imprévisible, en mettant en œuvre des stratégies préventives solides. Enfin, il faut savoir être sélectif avec les fournisseurs. Il est important de trouver un juste équilibre entre un trop petit nombre et un trop grand nombre de fournisseurs. Pour les composants clés, comme les générateurs, Data4 n’a que deux fournisseurs avec lesquels nous planifions bien à l’avance. Un nombre excessif de fournisseurs peut devenir un cauchemar à organiser, mais un nombre insuffisant vous expose à des perturbations en cas de problèmes au niveau de la chaîne d’approvisionnement. N’oubliez pas non plus qu’au fur et à mesure que vous développez les opérations de votre centre de données, vous devez emmener tout votre écosystème avec vous, y compris vos fournisseurs. Des vérifications rigoureuses effectuées par le comité de conception permettront de vous assurer que votre fournisseur est prêt à avancer au même rythme que vous.
L’augmentation des températures extérieures oblige les datacenters à développer une résilience particulière pour éviter les surconsommations. Comment créer des datacenters résilients ?
M. C. et L. L. – Chez Data4, nous avons conscience de faire partie d’un secteur malheureusement énergivore, et nous avons décidé de prendre les devants. Nous avons déjà trouvé une solution à l’un des défis les plus importants : remplacer le carburant utilisé pour alimenter les groupes électrogènes de secours. Notre volonté est donc de remplacer le carburant standard par de l’huile végétale hydrotraitée (HVO), fabriquée à partir de ressources 100 % renouvelables. L’HVO est ainsi conforme à la directive européenne sur les énergies renouvelables – et plusieurs de nos futurs datacenters en France l’utiliseront dès leur mise en service. Alors que nous étudions la faisabilité d’un déploiement du HVO sur d’autres territoires, nous sommes confiants dans sa capacité à réduire l’empreinte carbone de nos générateurs.
Comment aller plus loin dans la réduction des consommations énergétiques des datacenters ?
M. C. et L. L. – L’intégration de technologies d’intelligence artificielle jouera un rôle essentiel dans la construction de nouvelles installations durables. En analysant les données relatives à la consommation d’énergie et les paramètres du système de refroidissement, l’IA peut ajuster dynamiquement ces paramètres, réduisant ainsi la consommation d’énergie tout en garantissant un fonctionnement optimal de l’équipement. Dans les datacenters de Data4, l’IA s’appuie sur différents modèles de données, notamment les besoins énergétiques des clients, les conditions environnementales, les données de maintenance et les données relatives à l’équipement. En traitant ces données, l’IA peut ajuster les paramètres énergétiques en temps réel, optimisant ainsi la performance énergétique de l’installation.
Comment va évoluer le marché dans les années à venir ?
M. C. et L. L. – Le marché va nécessiter plus d’investissements pour répondre à une croissance de la demande. En France, le marché français du cloud devrait croître de 14 Mds€ en 2020 à 27 Mds€ en 2025 (source : baromètre France Datacenter 2023 – France Datacenter et EY-Parthenon – Juin 2023). En Europe, le marché européen des datacenters a bénéficié de 7,25 Mds€ d’investissements en 2021, et connaîtra 10,68Mds€ en 2027 (source : rapport « Europe Data Center Power Market » d’Arizton). Concernant les préoccupations du marché, deux notions vont prendre de plus en plus de place dans les prochaines années : celle de souveraineté des données, face aux grands acteurs chinois et américains et celle de durabilité des datacenters, en réponse aux enjeux écologiques et à la consommation énergétique des infrastructures de datacenters. Le marché se doit d’innover, notamment concernant les techniques de refroidissement des serveurs, afin de réduire son empreinte carbone.
Propos recueillis par Alexandre Arène