Impactés de plein fouet par des éléments conjoncturels forts que sont la guerre en Ukraine, les pénuries et l’augmentation des prix des matières premières et de l’énergie, les acteurs de l’industrie doivent aujourd’hui réfléchir à créer des modèles pour conserver leur compétitivité. Les pouvoirs publics appellent également de leurs vœux la décarbonation de l’industrie et la réindustrialisation de la France, comme levier de souveraineté. Dans l’industrie, les questions énergétiques sont rarement une priorité, mais l’argument de la décarbonation fait mouche. Laurent Siegfried, délégué à l’industrie, et Joël Vormus, directeur des affaires publiques et de la communication au Gimelec, reviennent sur les enjeux industriels français et mettent en avant les opportunités pour les acteurs de l’industrie de repenser leurs modèles.
Quels sont aujourd’hui les enjeux industriels sur le territoire français identifiés par le Gimelec ?
Laurent Siegfried – Nous identifions deux enjeux principaux que sont les ruptures technologiques, avec le développement progressif de l’Industrie 5.0, adossée à l’intelligence artificielle et la décarbonation, qui touche l’ensemble des secteurs économiques et connaît une véritable accélération aujourd’hui. Les crises successives de ces dernières années ont permis d’évangéliser sur la nécessité de relocaliser en France, avec de forts enjeux de souveraineté. La revalorisation des métiers de l’industrie est également essentielle pour attirer de nouveaux profils dans ce secteur. En plus de ces thématiques fortes, je peux citer des sujets qui dynamisent l’industrie, à l’image des technologies essentielles à la transition énergétique, l’hydrogène, les batteries et l’électromobilité. En revanche, la question de la disponibilité des matières premières et de certains équipements est centrale. Les délais d’approvisionnement des équipements sont un sujet majeur pour les clients de nos adhérents. Par exemple, en raison des délais très longs, certains équipements d’occasion disponibles sont devenus plus chers que des équipements neufs. Mais je pense que cette question devrait se résorber, il faut laisser un peu de temps au marché pour se réorganiser.
Joël Vormus – Nos adhérents traversent actuellement des mouvements profonds. Mais ce qui nous perturbe aujourd’hui et reste complexe à évaluer est la question des approvisionnements en matières premières. Les prix ont explosé depuis plus de deux ans et ces biens sont très demandés et donc, rares. Aujourd’hui, je pense qu’il y a une véritable réflexion à généraliser sur la circularité, avec de nouveaux modèles économiques à créer. Les industriels du Gimelec sont en avance sur ces sujets et développent des modèles économiques incluant circularité et durabilité, notamment dans l’industrie, avec des équipements aux durées de vie de plusieurs décennies et une maintenance accrue pour augmenter encore cette durée. Ces modèles, plus vertueux, sont poussés par des logiques économiques devenues nécessaires, en raison du prix et de la rareté des matières premières et des composants. Seulement, la réglementation est encore très peu adaptée à ces nouveaux modèles et nous craignons de voir arriver la logique B2C, essentiellement tournée vers le déchet, au monde du B2B dont nous faisons partie.
Comment favoriser ces changements de modèles ?
J. V. – L’enjeu aujourd’hui est de passer à l’échelle, notamment dans les réseaux électriques, en recréant une filière française performante. Ni l’État ni les donneurs d’ordre n’ont donné à voir sur leurs investissements à moyen long terme. Il faut créer un cadre de confiance pour générer des investissements pérennes dans l’outil productif.
Quelle est votre appréciation de l’évolution de l’industrie en France ces dernières années ?
L. S. – Pour la première fois depuis des décennies, il y a aujourd’hui plus d’usines qui se créent que d’usines qui ferment. Je pense qu’il est important de bien différencier les filières. Notre profession connaît une forte croissance, car elle est au cœur des transitions énergétique et numérique. L’agroalimentaire se porte bien. L’aéronautique et l’automobile sont des filières qui se réinventent presque complètement, et il est aujourd’hui complexe de présager de leur avenir. Le process, notamment la chimie et la pharmacie, se porte à merveille. La filière mécanique, pour 50 % des constructeurs de machines, n’a pas encore fait sa transition et accuse un retard important car elle n’a pas intégré toutes les innovations technologiques de pointe. Nous devrions voir assez vite une concentration et une consolidation de cette filière, trop peu représentée dans le tissu industriel français.
De quelle manière l’augmentation des prix de l’énergie et l’inflation ont-elles changé la donne ?
L. S. – Ces aspects sont moins marqués aujourd’hui qu’il y a quelques mois. Les coûts de l’énergie sont revenus à des niveaux acceptables. Les coûts des matières premières restent quant à eux très élevés, ce qui fait mécaniquement augmenter les prix. Ces situations ont généré des à-coups de commandes, qu’il faut aujourd’hui livrer. Le Backlog, c’est-à-dire le délai entre la prise de commande, la livraison et la facturation, s’est considérablement étendu. Cela engendre des difficultés de trésorerie pour les industriels, mais je pense que c’est un problème conjoncturel qui reviendra à la normale dans les mois à venir.
J. V. – Les coûts de l’énergie et les prix des matières premières créent des dynamiques de marché. Concernant les réseaux électriques, les délais de livraison de certains d’équipements sont de plus d’un an. Nos adhérents commencent à avoir des difficultés à suivre. Dans l’industrie manufacturière, les viviers de performance énergétique sont du côté des moteurs, qui représentent près de 70 % des consommations. Seulement, il y a peu d’investissements dans des moteurs plus performants ou dans la mise en œuvre de variateurs de vitesse pour réduire la consommation des moteurs existants. Lorsqu’ils abordent les sujets énergétiques, les pouvoirs publics parlent peu d’industrie.
L. S. – Dans l’industrie, la performance énergétique est loin d’être un sujet de préoccupation majeur. Une large majorité des responsables de production ne connaissent d’ailleurs même pas leurs consommations. Dans des pays voisins comme l’Allemagne, où l’énergie est bien plus chère qu’en France de longue date, le sujet a toute son importance et il est traité en conséquence. En France, nous avons simplement prôné la performance énergétique, sans grands résultats. Les électro-intensifs se sont penchés sur la question, mais l’industrie manufacturière ne considère pas encore l’énergie comme un enjeu stratégique. Aujourd’hui, des sujets comme la sobriété et la transition énergétique, les déchets ou la qualité de l’air font mouche chez les industriels.
Le ministre de l’Économie a présenté le 16 mai dernier les contours du projet de loi « industrie verte », qui vise à accélérer la réindustrialisation de la France. Quelles sont vos réactions et celles de vos adhérents à la lecture de ce texte ?
J. V. – Pour nous, deux sujets principaux ont été éludés. Premièrement, dans la communication du gouvernement, il est question de créer un label volontaire reconnu par l’État, baptisé « Triple E », pour identifier les industriels les plus volontaires. La création de ce label pose plein de questions. Comme tout label, il est censé se reposer sur une norme, mais nous avons le sentiment que les pouvoirs publics veulent aller très vite, peut-être trop vite, ce qui est impossible dans un processus de création de norme. Nous craignons que la France crée un label franco-français, qui ferait abstraction des logiques industrielles a minima européennes, souvent mondiales. Et comme tout label, il est essentiel de surveiller que personne ne triche, pour ne pas ouvrir la porte au greenwashing. Tout dépend donc de la mise en œuvre et des moyens alloués. Deuxièmement, le projet de loi français est une cerise sur le gâteau. Un cadre européen, le « Net Zero Industry Act », est l’élément structurant actuel pour les industriels. La France va mettre à disposition des crédits d’impôt selon les secteurs industriels prioritaires déterminés, à l’image de l’hydrogène, du photovoltaïque, des pompes à chaleur… Le chef de l’État est impatient de lancer ces sujets, et les aides à ces secteurs seront définies dans le projet de loi de finances : nous souhaitons à cette occasion que l’industrie des réseaux électriques en bénéficie également. Encore une fois, nous pensons qu’il est impératif, lors de la définition des éléments structurants pour l’industrie dans les années à venir, de ne pas confondre vitesse et précipitation. Enfin, il manque des éléments dans ces propositions, notamment sur la sortie des déchets. Il faut parler de tous les aspects de l’économie circulaire, car nous avons besoin de ce gisement. Il faut par exemple inciter également à augmenter les durées de vie des équipements. Encore une fois, il faut une cohérence avec le cadre européen et il est important de prendre le temps pour que ces dispositifs soient complémentaires et ne pénalisent pas les industriels français.
Constatez-vous que les enjeux de sobriété énergétique sont davantage adressés par les industriels qu’avant l’augmentation des prix de l’énergie ?
L. S. – Oui, le sujet est beaucoup plus présent dans les discussions, mais encore une fois, c’est un sujet qui reste secondaire. La décarbonation est une porte d’entrée bien plus concrète pour les industriels. Si l’énergie était le sujet majeur, nous aurions constaté une très forte évolution des ventes de variateurs de vitesse, ce que nous n’avons pas mesuré de façon significative.
« Dans l’industrie, les économies d’énergie sont toujours une conséquence et très rarement une fin en soi. »
Plus globalement, la transition énergétique du secteur industriel est-elle réellement à l’œuvre ? Avez-vous quelques exemples ou tendances à nous donner ?
L. S. – L’essentiel des travaux concerne l’amélioration de l’outil de production et ne concerne pas tant l’énergie. Ce qui va améliorer la partie énergie dans l’industrie est le jumeau numérique, qui permet de tester un modèle, puis de fabriquer la machine dans un second temps. Cela permettra de réduire considérablement le temps et les coûts de fabrication des prototypes et de réduire très significativement le « Time to Market ». Dans l’industrie, les économies d’énergie sont toujours une conséquence et très rarement une fin en soi. Pour les usines dépassant une certaine capacité, les audits énergétiques sont obligatoires, mais il n’y a aucune obligation de réduction des consommations.
J. V. – Au-delà des électro-intensifs, tous les industriels doivent maintenant se dire que l’énergie est un élément à surveiller.
Comment le Gimelec accompagne-t-il ses adhérents sur ces sujets ?
L. S. – Nous devons accompagner nos membres, mais aussi les clients et prospects de nos adhérents. Nous devons penser au marché de l’occasion et du réemploi et nous doter d’une véritable feuille de route ambitieuse, en intégrant de nouveaux acteurs, notamment ceux du reconditionnement ou de l’occasion. L’objectif est de tendre vers une industrie verte. Nous avons également lancé le site industrie40.fr, qui est le site de référence de l’Industrie 4.0. Il vise à faire connaître les bénéfices apportés par les offres de nos adhérents par thème, par technologie et par métier.
J. V. – Il existe énormément de réglementations européennes sur la circularité et le réemploi, et l’analyse de cycle de vie est une méthodologie de plus en plus employée. Tout reste encore à inventer et il y a beaucoup de sujets au niveau de la normalisation. Les industriels ont également besoin d’informations sur leurs émissions de CO2 et comment les réduire. Nous accompagnons nos adhérents sur des sujets très opérationnels, à l’image des certificats d’économies d’énergie ou du suivi des éco-organismes, mais aussi sur des sujets plus politiques, notamment les projets de loi ou la normalisation française et européenne.
« La pandémie et la guerre en Ukraine ont souligné l’importance de disposer d’une industrie souveraine et compétitive. »
La France dispose-t-elle des compétences nécessaires pour mener à bien les transitions numérique et énergétique du secteur industriel ?
J. V. – Les compétences sont un problème chronique dans l’industrie depuis de nombreuses années, mais aujourd’hui, la difficulté de recruter est énorme. Le Gimelec a lancé la plateforme d’emploi genjobs.fr, qui permet de jauger les problématiques de l’emploi dans l’industrie et propose un large éventail d’offres. Nous avons également lancé, avec Enedis, RTE, le Sycabel, la FNTP, le SNER et le Serce, les « Écoles des réseaux pour la transition énergétique ». Ce programme de formation vise à anticiper et accompagner les besoins massifs de recrutement de la filière dans un contexte de forte croissance des activités de réseaux électriques, portée par la décarbonation et l’électrification des usages. D’autant qu’avec l’électrification de l’automobile, cette filière va rapidement et massivement débaucher des profils chez nos adhérents. Les besoins sont colossaux à tous les niveaux, en compétences et en volume.
À vos yeux, comment va évoluer le tissu industriel français dans les dix années à venir ?
L. S. – De nouvelles filières se créent, à l’image de l’usine de batteries de la société taïwanaise ProLogium à Dunkerque. La pandémie et la guerre en Ukraine ont souligné l’importance de disposer d’une industrie souveraine et compétitive. La tendance est donc au renforcement de l’industrie en France.
Quels sont les facteurs clés de succès que vous identifiez ?
J. V. – La France est un pays très attractif pour l’industrie. Il faut cependant être vigilants sur la compétitivité fiscale, qui est notre principal handicap. La stabilité réglementaire est également essentielle : la France produit beaucoup de lois, qui sont difficiles à digérer pour un secteur industriel également soumis aux règles européennes. Une échelle européenne qui est souvent la maille minimale pour l’industrie.
L. S. – Pour souligner l’importance de l’industrie, le secteur agricole représente 2,4 % du PIB, contre 12,6 % pour celui de l’industrie. En Allemagne, l’industrie représente 25 % du PIB. D’autant que l’industrie est un secteur d’activité attractif, avec une majorité de CDI et des salaires au-dessus de la moyenne. Pour la stabilité économique de la France, il faut un noyau dur industriel. Il faudrait atteindre les 14 à 15 % du PIB. Aujourd’hui, tous les institutionnels comprennent cet enjeu et l’importance de l’industrie en France.
Propos recueillis par Alexandre Arène