Interview croisée de deux expertes du paysage urbain et de son éclairage, qui, de jour comme de nuit, doit procurer bien-être, confort, ambiance, et sentiment de sécurité.
Paysagistes, concepteurs lumière et fabricants de luminaires travaillent ensemble pour redéfinir l’éclairage du paysage urbain, avec un mobilier harmonieusement intégré aux espaces publics le jour, mais également efficace, valorisant et vertueux quand vient la nuit. Explications de Jacqueline Osty, de l’agence de paysage et d’urbanisme Osty et associés, et Agnès Jullian, présidente de Technilum et présidente de la commission éclairage extérieur du Syndicat de l’éclairage.
– Jacqueline Osty a fondé son atelier en 1983. Aujourd’hui, Osty et associés emploie une trentaine de collaborateurs, et trois directeurs d’étude – Loïc Bonnin, Antoine Calix et Mikaël Mugnier paysagistes – au sein de deux agences, une à Paris et une autre à Nantes. En travaillant sur le paysage, Jacqueline Osty a été amenée à se questionner sur le rapport de l’espace public au bâti et à la ville. Depuis 2009, les équipes de paysagistes et d’architectes urbanistes de l’agence interviennent de plus en plus sur de grands projets urbains tels que le quartier Flaubert à Rouen, l’île de Nantes à Nantes avec Claire Schorter, architecte urbaniste, le canal du Midi à Toulouse.
Pour Jacqueline Osty, la notion de paysage nocturne est d’autant plus importante que se posent les questions de la biodiversité, de la protection de l’environnement, avec une dimension culturelle extrêmement forte liée aux personnes, à l’histoire, à la géographie. Parmi les prix et distinctions, citons le Grand Prix d’Urbanisme en 2020, le Grand Prix national du
Paysage 2005 et 2018.
– Technilum, créée en 1971 par Guy Jullian, est dirigée par Agnès Jullian depuis 1994. Concepteur et fabricant de mobilier urbain d’éclairage, Technilum équipe l’espace public comme les projets privés avec des solutions d’éclairage classiques ou personnalisables, voire sur mesure. L’industriel propose des mâts, lampadaires, candélabres, bornes et colonnes lumineuses ou appliques murales en aluminium pour l’éclairage extérieur d’ambiance, routier ou fonctionnel. Technilum réalise 30 % de son activité à l’export.
Agnès Jullian est présidente de la commission éclairage extérieur du Syndicat de l’éclairage, qui s’est donné pour mission d’expliquer la pertinence et l’urgence de rénover l’éclairage public afin de répondre au plan de sobriété énergétique. La rénovation de l’éclairage public peut générer 80 % d’économies et surtout, offrir plus d’attractivité.
Comment la lumière s’inscrit-elle dans les aménagements du paysage urbain ?
Jacqueline Osty – Depuis que je travaille avec les concepteurs lumière, notamment avec Roger Narboni, de Concepto, mais aussi avec Les Éclaireurs, Noctiluca et Coup d’Éclat, j’ai toujours été frappée par le fait que l’éclairage peut révéler le territoire. La lumière offre une autre manière d’aborder les aménagements ; l’éclairagiste s’appuie sur des éléments du territoire et réveille les paysages, pluriel, urbain et rural. L’éclairage en donne une autre lecture, plus large, plus globale, c’est ce qui est important : on ne se focalise pas sur le détail, mais on considère les éléments dans leur ensemble, en retenant les choses essentielles et attractives qui construisent les lignes de force, les points de repère, les plans, les surfaces, etc. Quand je découvrais un lieu au début d’un projet, j’aimais bien que Roger Narboni m’accompagne : sa manière d’appréhender un lieu la nuit m’apprenait beaucoup, et cette lecture commune me semblait très constructive pour l’un et pour l’autre. Ainsi, au début d’un projet d’aménagement, ma réflexion porte sur la vision à la fois diurne et nocturne des lieux. Et cette lecture de nuit permet de percevoir de manière plus simple les éléments constitutifs de ce paysage, de ce territoire.
Agnès Jullian – Je partage complètement cet avis. La lumière magnifie le paysage, et, en devenant matière, en modifie la perception, en jouant sur les effets, en dessinant des contours, en apportant de la douceur, ou de la rigueur, selon ce que le concepteur lumière veut exprimer, ou révéler du quartier. Il devient facile de créer des espaces ludiques et d’animer les centres-villes. La lumière, c’est la vie ! Éteindre au cœur de la ville n’a pas beaucoup de sens aujourd’hui, même au nom d’économies d’énergie. En tant que fabricant, et avec les maîtres d’oeuvre, nous nous efforçons de nous imprégner de l’esprit des lieux, chaque projet est pensé in situ. Il ne s’agit pas de prendre le même matériel pour le réimplanter ici et là. Que ce soit de jour ou de nuit, il faut éviter de banaliser le mobilier d’éclairage et la mise en lumière. Nous pouvons toujours adapter, voire proposer du sur-mesure, en jouant sur les hauteurs des mâts, les configurations, les implantations, les finitions, les températures de couleur… Comme les paysagistes, nous travaillons essentiellement pour l’espace public, donc les collectivités locales, souvent avec des équipes de maîtrise d’œuvre pluridisciplinaires. Cela fait partie de notre ADN de créer des produits dans des contextes de lieux, d’aménagements ou de projets : plus de 60 % de notre production concernent la réalisation de solutions spécifiques. Historiquement, on a souvent dit de Technilum que c’était un fabricant « haute couture de l’éclairage », ce qui, pour la petite histoire, nous a conduits à créer deux gammes : « Prêt-à-poser » et « Inspiration ». Pour ces deux gammes, nous offrons une continuité de solutions au travers de la maintenabilité, la pérennité et la remplaçabilité des produits.
50 ans plus tard, on réhabilite même les « Fées » de La Grande-Motte, créées par Jean Balladur en 1973, et fabriquées par nos soins. Et l’on crée de nouveaux luminaires identitaires de cette ville classée au patrimoine de l’architecture du XXe siècle. En cela, nous nous définissons comme un partenaire de valorisation urbaine, et acteur responsable de la ville durable et désirable qui s’engage auprès de la maîtrise d’œuvre et d’ouvrage pour bâtir une ville plus facile à vivre, plus accueillante. Pour ce faire, nous développons un mobilier urbain doté d’une esthétique qui doit s’intégrer harmonieusement à l’espace public diurne.
Jacqueline Osty – On touche là à une notion essentielle de la place de l’éclairage dans le paysage urbain. Nous, paysagistes, nous nous référons surtout à la vision de jour de l’environnement, du végétal, mais aussi des matériaux du mobilier urbain. Car tout concourt à construire les ambiances diurnes : la couleur des matériaux, leur capacité à renvoyer ou absorber la lumière naturelle. Le travail sur les végétaux, la densité des ombres, les contrastes, en dépend. Le choix du mobilier et son implantation vont en effet jouer un rôle primordial dans le projet paysager. Or, de nuit, le matériel d’éclairage disparaît au profit de l’effet lumineux, et on aurait tendance à oublier son impact au grand jour. Il faut garder à l’esprit que l’espace public appartient à tout le monde, il est partagé par tous, avec ses conflits et ses contradictions. Et la lumière en fait partie : il est entendu qu’on va moins éclairer afin de respecter les corridors écologiques, les trames noires ; mais en même temps il faut tenir compte du sentiment de sécurité et fournir peut-être plus d’éclairage à certains endroits. Il faut par conséquent choisir les priorités en fonction des usages. On n’est jamais dans le blanc et noir, tout est question de nuance, d’équilibre et d’ajustage. Il faut travailler ensemble, paysagistes et concepteurs lumière, pour apprécier la quantité de lux et la qualité de la lumière à mettre en œuvre dans nos espaces publics.
La lecture nocturne d’un projet d’aménagement permet de percevoir de manière plus simple et imaginative les éléments constitutifs du paysage” Jacqueline Osty, agence de paysage et d’urbanisme Osty et associés
Comment s’effectue cette association avec les concepteurs lumière ?
Jacqueline Osty – Pour ma part, je m’en remets aux compétences des concepteurs lumière, une fois le récit du projet partagé. Malheureusement, les concepteurs ne sont pas les décideurs et ces derniers ne sont pas toujours avertis et informés. Il nous faut éviter le bavardage de la lumière. Paysagistes et concepteurs lumière doivent échanger afin de proposer le fil conducteur de l’histoire générale. Il arrive trop souvent que l’on traite séparément les sujets, en oubliant le récit, celui raconté à la fois par le paysage et la lumière. C’est à nous de rechercher ensemble une harmonisation entre le mobilier urbain, les équipements d’éclairage et les effets lumière pour offrir des espaces élégants de jour comme de nuit.
Agnès Jullian – Pour nous, cela dépend de la maîtrise d’œuvre : s’il s’agit d’une équipe pluridisciplinaire, les décisions se prennent ensemble via des échanges avec les architectes, les paysagistes et les concepteurs lumière. Alors, le concepteur lumière est notre interlocuteur principal et nous mettons notre expertise à sa disposition.
Jacqueline Osty – Oui, les concepteurs lumière agissent comme des traits d’union entre la maîtrise d’œuvre et les fabricants de matériel d’éclairage, surtout lorsque ceux-ci offrent la possibilité d’adapter leurs matériels ou de développer des solutions spécifiques. Prenons l’exemple de l’île Feydeau à Nantes, projet sur lequel notre agence et Technilum travaillent en ce moment. Il s’agit de la 4e ou 5e séquence de cet aménagement qui a une longue histoire, et la lumière constitue un lien continu. Pour moi, ce serait absurde de dire : « ici je vais marquer mon territoire et je crée mon éclairage ». Roger Narboni est intervenu il y a longtemps sur le cours des 50-Otages ; il peut donc poursuivre le récit lumière tout en inventant un éclairage avec les nouvelles technologies. À Toulouse, le plan urbain de la métropole s’articule autour de cinq grands parcs liés aux cours d’eau. La question qui se pose est la suivante : faut-il imaginer une ligne de mâts en même temps qu’est créé le design du mobilier urbain ? Ou laisser les concepteurs lumière dessiner de nouveaux supports d’éclairage indépendamment du reste du mobilier ? Ne doit-on pas réfléchir ensemble aux nouveaux mobiliers urbains ? Car c’est le début d’une histoire qui va s’écrire sur plusieurs années pour apporter plus de nature en ville, en colonisant les rues, les places, les espaces publics. Cela mérite sans doute de rapprocher nos idées pour créer de nouvelles identités.
Il est essentiel de penser réparabilité et maintenabilité si nous voulons rendre pérennes les mobiliers que l’on fabrique et installe aujourd’hui” Agnès Jullian, Technilum
Vous venez d’évoquer la place de la nature dans la ville. Quel impact l’évolution de l’éclairage (arrêté de 2018, biodiversité, trame noire) a-t-elle sur les aménagements urbains ?
Jacqueline Osty – La question de la biodiversité est au cœur des réflexions de l’éclairage et nous devons être en mesure de proposer des éclairements qui respectent cette biodiversité mais qui répondent également aux besoins liés aux usages. Le choix de la nature du mobilier ou des niveaux d’éclairement est une question de dosage. On peut jouer sur la pénombre et les zones éclairées et faire appel à ces systèmes de détection de présence, des dispositifs très appréciables et efficaces qui évitent de suréclairer. Il faut rechercher des solutions au service des humains et qui ne détruisent pas les espèces animales et végétales.
Agnès Jullian – Désormais, les fabricants proposent des luminaires non polluants, avec des températures de couleurs chaudes (2 200 K ou 3 000 K). Il est ainsi facile d’adapter nos luminaires à la faune et à la flore et d’être respectueux de l’environnement. Le lampadaire boule, qui éclairait autant le ciel que le sol, ou celui qui consommait 400 W sont remplacés ou remplaçables par des solutions efficientes et peu énergivores ! Jusqu’au plan de sobriété énergétique qui souligne les capacités de nos technologies à réaliser des économies d’énergie rapides. Pourtant, l’éclairage est encore celui qu’il faut abattre, ou en l’occurrence éteindre, parce qu’il se voit, alors que des solutions vertueuses existent depuis plus d’une dizaine d’années ! Il est temps de les mettre en œuvre. Peu de secteurs industriels ont autant progressé technologiquement.
Jacqueline Osty – Le contexte actuel écologique à tous les niveaux nous oblige à revoir nos manières de concevoir. Aujourd’hui, je réfléchis au réemploi par exemple. Comment fait-on pour prendre en compte ces questions d’économies d’énergie, de ressources ? Nous avons une responsabilité totale en tant que paysagistes urbanistes. Ce qui n’empêche pas la juste appréciation d’un lieu, de ce qu’il représente, de l’espace qu’il occupe, de ses qualités, de son ambiance, de son charme, de son usage. Cela fait partie de notre perception sensible et culturelle de l’espace public. Nos concepts doivent s’inspirer ou du moins tenir compte de tous ces éléments. On parle de sobriété. Ce qui souvent laisse croire que c’est moins cher, mais on oublie que sobriété veut dire qualité ; or, chacun sait que la qualité coûte cher !
Quels sont les enjeux de l’éclairage urbain de demain, selon vous ?
Agnès Jullian – Il est urgent de penser réparabilité et maintenabilité si l’on veut rendre pérennes les mobiliers que l’on fabrique et que l’on installe aujourd’hui, qu’il s’agisse de lampadaires, de luminaires, ou seulement de mâts. Nos solutions ne se limitent plus aux seuls éclairages, elles admettent désormais des systèmes de gestion de l’éclairage, des caméras de surveillance, des dispositifs de recharge de véhicules, de bornes Wi-Fi, etc. Les fabricants de matériel d’éclairage savent produire des luminaires efficaces, pilotables, gradables, peu énergivores. L’éclairage représente certainement un des secteurs industriels, et là, je parle au nom du Syndicat de l’éclairage, qui a le plus évolué en termes de performance énergétique ! Rappelons que la rénovation de l’éclairage public peut générer jusqu’à 80 % d’économies et surtout offrir plus d’attractivité.
Jacqueline Osty – Il nous incombe, à nous, concepteurs, d’être vigilants dans nos choix, autant en ce qui concerne les aménagements diurnes que nocturnes. C’est presque un devoir et cela nous permettra d’évoluer dans notre manière de concevoir. Le paysage constitue une sorte d’alchimie entre différents éléments qui va procurer un certain bien-être dans un espace public, un confort, une belle ambiance, un sentiment de sécurité, et qualifier un lieu et ses usages.
Propos recueillis par Isabelle Arnaud