Dossier Éclairage scénique réalisé par Isabelle Arnaud, avec la participation de :
– Stéphanie Daniel, spécialisée dans l’éclairage muséographique et l’éclairage de spectacles vivants, Molière 2007 du créateur de lumière pour Cyrano de Bergerac (metteur en scène Denis Podalydès) à la Comédie française.
– Christophe Forey, créateur lumière (théâtre, opéra, danse) depuis 1985.
– Jean-Pierre Maquair, metteur en scène, scénographe lumière (De Cour à Jardin) de spectacles vivants au cœur de grands espaces.
La France a cela de particulier qu’elle a du mal à reconnaître certains métiers. Par exemple celui de créateur lumière n’existe pas pour l’administration, mais le Molière du créateur de lumière existe bel et bien… Dans les milieux du théâtre, de l’opéra ou de la danse, les experts, comme Christophe Forey, se dénomment officiellement « concepteur lumière », profession dont on sait qu’elle n’est pas non plus vraiment reconnue, faute de formation et de diplôme dédiés…
La led : l’arrivée d’une autre lumière
Pour Christophe Forey, membre de l’Union des créateurs lumière (U.C.L.), « l’arrivée des leds a révolutionné notre métier, et nous avons assisté à la cohabitation de plusieurs technologies qui n’offraient pas les mêmes effets. La première fois que j’ai utilisé des projecteurs led, c’était sur une production du Barbier de Séville de Rossini, au Royal Opera House Covent Garden à Londres en 2005, mise en scène par Moshe Leiser et Patrice Caurier (photo 1). J’ai essayé de reprendre le vocabulaire scénique du XIXe siècle, à savoir les quinquets ». Ces quinquets (des lampes à double courant d’air, avec réservoir d’huile à un niveau supérieur à celui de la mèche) utilisaient le principe de la rampe traditionnelle ; elles mélangeaient des couleurs (RGB) avec, à l’époque, une forte dominante dans les bleus et des ombres projetées un peu floues (photo 1) alors que l’ombre sur le côté, issue du projecteur halogène, est nette. Pour Christophe Forey, les leds ont suivi deux directions de développement pour le spectacle : le remplacement des projecteurs traditionnels et la création de nouvelles sources comme les rubans led intégrés dans les décors (photo 2) ; ce qui changeait la scénographie dès le début et ouvrait le champ des possibles aux metteurs en scène. « Il a fallu s’adapter, confie Christophe Forey, car, par exemple, quand on gradait les lampes halogènes, que l’on baissait l’intensité, la lumière devenait de plus en plus dorée, ce que ne fait pas une source led. Autre différence, les lampes incandescentes dégageaient une forme d’inertie : quand on les éteignait, en particulier avec les gros projecteurs, le noir pouvait prendre quelques secondes alors qu’avec les leds, l’extinction est immédiate et on perd de la douceur, ce qui est déroutant, mais parfait pour réaliser des flashs ou des éclairs. »
Dans l’opéra Giovanna d’Arco de Giuseppe Verdi (photo 3), produit à la Scala de Milan en 2015, les metteurs en scène Moshe Leiser et Patrice Caurier ont replacé la pièce non pas dans l’époque de Jeanne d’Arc, mais dans celle de Verdi au XIXe siècle. « J’ai utilisé différentes sources de lumière, traditionnelles et led, poursuit Christophe Forey, pour ce qu’elles sont et dans ce qu’elles peuvent raconter, c’est-à-dire pour leurs qualités et leurs défauts. J’ai fait appel à des rubans led (photo 3) pour faire apparaître les fantômes (les choeurs) derrière le décor en tulle, tandis qu’une vidéo (visions de Jeanne d’Arc) était projetée en fond. Aujourd’hui, on a appris à optimiser les qualités de la led et elle procure un effet de dramatisation que nous n’aurions sans doute pas autrement (photo 4). » La réglementation européenne a accordé une dérogation aux spectacles vivants concernant l’utilisation des sources traditionnelles jusqu’en 2025, ensuite, il leur faudra passer à la led. Lors des tournées, il est rare que le matériel suive, ce qui fait qu’une mise scène créée avec un mix de sources peut devenir entièrement led, et inversement, remettant en question la conception d’origine.
La led n’a pas été la seule rupture technologique dans la création lumière, on est passé des chandelles aux lampes à huile, aux lampes à gaz, à filament, à arc, « et le spectacle ne s’est pas arrêté, remarque Christophe Forey, le travail sur la lumière évolue en fonction des technologies. Avec la led, les paramètres se complexifient, il faut savoir composer la lumière depuis une console mais d’un autre côté, la programmation nous permet de reproduire les mêmes effets d’un théâtre à l’autre ».
La lumière qui raconte
Stéphanie Daniel (agence Stéphanie Daniel) découvre la lumière au théâtre de La Criée à Marseille lors d’une représentation des Trois mousquetaires, mise en scène par Marcel Maréchal. Elle comprend que cet univers est fait pour elle, avec cette approche très technique et un travail en équipe exceptionnel. Elle s’inscrit donc à l’École supérieure d’art dramatique du Théâtre national de Strasbourg qui prépare à tous les métiers techniques du théâtre. Elle commence par être assistante de créateurs lumière, dont Christophe Forey, et « éclaire » son premier spectacle La Dispute de Marivaux, mis en scène par Stanislas Nordey. « Je me suis aperçue du rôle, au sens propre du terme, de la lumière. C’est tout le talent et le travail d’équipe qui fait vivre la pièce et la lumière qui les accompagne. Qu’est-ce que la lumière va apporter en plus à la compréhension, à la sensibilité ? L’éclairage n’est pas un paquet cadeau qui arrive à la fin. J’apporte la lumière au fur et à mesure des répétitions et elle fait partie du jeu, comme un acteur du spectacle », explique-t-elle.
Dans le spectacle Incendies (photos 5 et 6) de Wajdi Mouawad, mis en scène par Stanislas Nordey également, Stéphanie Daniel doit faire face à une contrainte inhabituelle. La salle est aménagée comme un théâtre mais n’a pas été conçue comme tel à l’origine et elle est équipée d’un énorme gril technique positionné assez bas, qui gêne la vision des spectateurs. Elle décide de le faire enlever mais ne dispose plus alors de support pour les projecteurs. « Je me suis servie des piliers qui occupaient le fond et les côtés de la scène. Incendies est l’histoire de trois destins qui cherchent leur origine dans un Liban dévasté par la guerre. Il n’y avait pas de décor, seule la lumière créait des repères espaces-temps. J’ai installé les projecteurs sur les piliers et j’ai procédé aux réglages au fil des répétitions. Le spectacle est parti en tournée avec les mêmes comédiens ; à la première répétition à Rennes, les techniciens replacent à l’identique les projecteurs. Lors de la répétition, une des comédiennes s’interrompt tout à coup et déclare ne pas pouvoir jouer car l’inclinaison des projecteurs n’est pas la même et la lumière est donc différente ! Nous avons vérifié et effectivement, il y avait une différence ! »
Cette anecdote montre combien la lumière tient une place essentielle dans la mise en scène d’un spectacle et comment elle peut influencer directement le jeu des acteurs.
Dans Le mental de l’équipe, une pièce d’Emanuel Bourdieu et Frédéric Bélier-Garcia mise en scène au théâtre du Rond-Point à Paris par Denis Podalydès et Frédéric Bélier-Garcia, la lumière fait complètement partie de la scénographie. « Les projecteurs visibles sur la scène s’intègrent à l’histoire de la pièce et ceux qui éclairent vraiment les acteurs sont dissimulés. Je réinvente le concept lumière à chaque spectacle, je n’ai pas de recette, c’est bien pour cette raison que j’aime bien qu’on m’appelle conceptrice lumière. » De même, dans la pièce Ce qu’il faut dire (photo 7), Stéphanie Daniel a fait appel à ce procédé qui donne toute la place à la lumière qui contribue à raconter une histoire.
La lumière spectacle
Les débuts de Jean-Pierre Maquair (agence De Cour à Jardin) en tant que metteur en scène, scénographe lumière indépendant, sont marqués par un travail sur les grands espaces, mêlant techniques de l’éclairage, projection d’images, pyrotechnique, etc., au sein de nombreux spectacles vivants où des moyens supplémentaires, décors, accessoires, costumes sont mis au service des comédiennes et comédiens, qu’ils soient bénévoles ou non.
Le metteur en scène considère « que la lumière n’est rien d’autre qu’une comédienne à qui on attribue des rôles. Je travaille beaucoup en extérieur avec des moyens techniques au service du vivant, des personnes. C’est la création des effets spéciaux qui nous fait choisir le matériel et non le contraire. Aujourd’hui, on constate à quel point la technique a fait bouger les choses. Prenons l’exemple du mapping (photo 8), cette technologie multimédia qui permet de projeter de la lumière ou des vidéos sur des volumes, de recréer des images de grande taille sur des monuments. La technique a bouleversé les métiers et parfois elle prend le pas sur la mise en scène ».
Pour Jean-Pierre Maquair, le technicien de la lumière doit être formé aux nouvelles techniques mais il doit savoir également utiliser toutes les capacités de la lumière : connaître son effet sur un visage pour le vieillir ou le rajeunir, son rendu sur un costume, une couleur, comment elle peut faire ressortir les brillants (photo 9), etc.
Les costumes sont omniprésents dans ces grands spectacles dont l’histoire se déroule toujours à des époques lointaines qu’il nous faut restituer par les décors, certes, mais aussi avec les costumes. La lumière n’est pas réfléchie de la même façon selon les étoffes, leurs couleurs, mais aussi selon le mouvement des acteurs.
« Nous avons réalisé il y a quelques années un spectacle sur la Commune de Paris, qui s’appelait Jules Le Laïc, avec une scène intitulée Les Drapeaux rouges. Je souhaitais montrer comment les communards s’étaient battus, avec quelle conviction. Or, nous n’avions pas beaucoup de recul car le spectacle avait lieu sur la butte Montmartre avec le public qui avait le dos au Sacré-Cœur. J’avais alors demandé à l’éclairagiste de trouver un moyen pour que la lumière fasse voler les drapeaux. Nous avons choisi une lumière rouge et en plus nous avons donné un mouvement à la lumière qui donne une force supplémentaire à l’ensemble de la scène » (photo 10).
Qu’ils soient créateur de lumière, conceptrice lumière ou scénographe lumière, à la fois techniciens et artistes, ils nous enchantent tous comme des magiciens.