L’idée de créer une association qui regrouperait des faiseurs de lumière remonte à 1987. Quel a été l’élément déclencheur ?
Roger Narboni – Cette année-là, le Grand Palais organisait un événement (le Salon des Artistes Décorateurs qui avait pour thème Le temps des créateurs et quelques éclairagistes, issus de métiers différents (pour la plupart travaillant chez des fabricants) y prenaient la parole et je les ai rencontrés à ce moment-là. Plasticien de formation, je m’étais déjà auto-déclaré concepteur lumière, car le terme anglais « lighting designer » se rapportait davantage aux éclairagistes de l’intérieur (de centres commerciaux, sièges sociaux, etc.) ; cependant, rares étaient ceux qui avaient déjà créé leurs société (Louis Clair a fondé Light Cibles en 1983), même si plusieurs commençaient à travailler en free-lance. Les interventions se sont enchaînées dans les années qui précédaient (la tour Eiffel avec Pierre Bideau fin 1985) comme dans celles qui suivirent : La Grande Arche de la Défense avec Louis Clair, Notre-Dame de Paris dont nous avions réalisé l’étude conjointement avec Italo Rota en collaboration avec Louis Clair, la place des Terreaux à Lyon avec Laurent Fachard, etc. Notre métier se faisait connaître (notamment grâce à l’exposition et au colloque international « La lumière et la ville » que j’ai organisé en 1991 à La Défense) et nous-mêmes, nous nous croisions de plus en plus au fil d’événements sur l’éclairage et nous nous réunissions de temps en temps.
Personnellement, je tenais à construire une association afin de mieux faire connaître notre métier, j’utilisais déjà le nom de concepteur lumière pour mes interventions. Mais comme le terme n’a pas fait l’unanimité, nous avons conservé le mot « éclairagistes », ce qui a donné le nom d’Association des concepteurs lumière et éclairagistes (ACE). Au même moment, se créait l’association européenne des lighting designers, ELDA, aujourd’hui disparue (en 2014). Tout ce mouvement contribuait à défendre notre profession : jusqu’alors, les bureaux d’études des fabricants avaient, en France, le monopole des études éclairage en extérieur, et tout à coup, apparaissaient des éclairagistes free-lance dont le travail ouvrait la porte à des concepts lumineux indépendants de toute marque.
Il faut se réinventer pour tous les métiers du futur”
Comment rassembler un métier qui, peu de temps auparavant, n’avait pas encore de nom ?
Roger Narboni – Je crois que l’existence de l’association a fait prendre conscience à bon nombre de techniciens chez les fabricants de ce qu’ils voulaient vraiment faire, et les a aidés à franchir le pas pour se mettre à leur compte. Des éclairagistes du spectacle, déjà indépendants, se sont reconnus dans notre association et nous ont rejoints. Enfin, quelques jeunes sont venus grossir les rangs, séduits par nos réalisations, pour certaines très médiatisées, et le premier ouvrage « La lumière urbaine » que j’ai écrit sur notre métier, paru en 1995 aux Éditions du Moniteur, présentait un grand nombre de projets de concepteurs lumière. L’ACE est restée très franco-française, mais cela est en train de changer, je crois. En fait, jusque récemment, la plupart des concepteurs lumière ne s’intéressaient guère à l’export : ils intervenaient essentiellement en France, car ne maîtrisaient pas toujours l’anglais.
Quelles autres évolutions a connues le métier de concepteur lumière ?
Roger Narboni – La reconnaissance du métier, grâce à l’ACE, a marqué une grande étape. Cela a pris longtemps, mais on a fini par convaincre les maîtres d’ouvrage qu’il fallait demander des concepteurs lumière dans les équipes de maîtrise d’œuvre. Comparé à d’autres associations nationales, comme en Italie où il n’y a jamais d’appels d’offres qui intègrent de concepteurs lumière, nous, en France, nous avons plutôt bien défendu notre métier. Cela faisait d’ailleurs partie des premiers objectifs de l’ACE. Le colloque « Penser la ville par la lumière » (et aussi ouvrage d’Ariella Masboungi, architecte urbaniste en chef de l’État, publié en 2003), organisé à la Grande Arche au début des années 2000, nous a également beaucoup aidés en ce sens, ainsi que les Rencards de l’ACE qui ont permis de nous faire connaître auprès des professionnels. En revanche, et c’est sans doute un de nos échecs, nous ne sommes pas parvenus à atteindre le grand public pour qui notre métier reste encore une énigme la plupart du temps.
L’ACE a fait paraître « La conception lumière » aux Éditions du Moniteur en 2017. Cet ouvrage n’a-t-il pas marqué une étape supplémentaire dans la reconnaissance de la profession ?
Roger Narboni – Oui, en effet, il participe à faire découvrir notre métier d’autant qu’il a mobilisé un grand nombre de contributeurs, tous concepteurs lumière ! Il dresse un état de l’art en détaillant les bonnes pratiques, les étapes-clés de notre travail. Il compte d’innombrables illustrations sur plus de 400 pages et rassemble une vingtaine de témoignages issus de tous horizons professionnels. Cependant, les efforts de l’association n’ont pas encore abouti à obtenir un diplôme d’État qui, à mon avis, permettrait aux jeunes générations de s’investir davantage dans ce métier. Nous demandons depuis longtemps, en vain, une filière d’enseignement dédiée à la conception lumière comme il en existe dans plusieurs pays, en Allemagne, en Espagne, en Italie, par exemple, qui bénéficient d’un cursus en master ! Nous avons même essayé de monter une école privée mais nous avons rencontré d’autres difficultés, à savoir un manque d’enseignants : difficile d’être à la fois au four et au moulin ! On nous a souvent répondu que ce métier était accessoire, très peu représentatif, alors qu’aujourd’hui il se trouve au centre des débats sur la sobriété énergétique ! Et si nous, concepteurs lumière, nous ne parvenons pas à nous réinventer, la profession risque de disparaître !
Comment les concepteurs lumière peuvent-ils se réinventer ?
Roger Narboni – Il faut que nous nous impliquions davantage dans les questions cruciales comme le changement climatique, l’obscurité, les enjeux environnementaux. Je pense qu’il faut évoluer vers la bio-conception lumière, que nous devenions plus écologues et biologistes dans nos fibres. Et c’est la prospective : créer la lumière du futur et cesser de regarder derrière nous et continuer à faire ce qu’on a toujours fait. Mais ne nous méprenons pas : il existe bien toute une génération de concepteurs lumière avec des valeurs morales, une éthique, mais il faudrait qu’ils soient plus nombreux à théoriser sur la conception lumière, sur la ville. Peut-être qu’un jour, il y aura des bio-concepteurs lumière qui feront de la bioluminescence, des éclairages respectueux de la faune et de la flore, qui seront des experts de l’environnement, de la préservation… parce qu’on aura toujours besoin d’éclairage !
Propos recueillis par Isabelle Arnaud