Quels sont aujourd’hui les enjeux industriels sur le territoire français ?
Vincent Moulin Wright – Il y a deux types d’enjeux : structurels et conjoncturels. Les enjeux structurels de l’industrie sont la décarbonation et la réindustrialisation. Les enjeux conjoncturels sont les tensions sur les matières premières, l’énergie et les compétences. Pour revenir plus précisément sur la décarbonation, l’électrification des procédés industriels, des produits et des usages est un formidable levier, avec l’économie circulaire et l’écoconception. Les industriels français ont beaucoup progressé sur le sujet, car ils sont parvenus à réduire de 50 % leurs émissions depuis vingt ans. 90 % des efforts de décarbonation de la France sont ceux de l’industrie qui émet désormais moins de 17 % des gaz à effet de serre français. Mais il faut veiller à ce que les efforts réalisés sur la décarbonation n’amènent pas à la désindustrialisation, et à ce que les usages se décarbonent également : mobilités, logement, alimentation… Et là encore, ce sont les industriels qui détiennent les solutions de cette décarbonation de toute l’économie. La réindustrialisation est un enjeu majeur, qui se déploie à trois niveaux : moderniser le parc productif existant, notamment grâce à la digitalisation, innover pour construire de nouvelles usines produisant les découvertes issues de notre R&D, et rapatrier des productions actuellement importées vers des sites français en sous-activité. Tous ces enjeux nécessitent deux conditions. La première est la compétitivité, qui requiert des investissements et de l’innovation. Il faut donc libérer des marges d’investissement en réduisant les impôts de production. La deuxième condition est liée au foncier : il n’est pas possible de réindustrialiser sans terrains disponibles pour bâtir de nouvelles usines. C’est une véritable contrainte, car le foncier disponible est limité, et la loi zéro artificialisation nette pourrait compliquer la donne. Il faut mener une réflexion au-delà des friches existantes.
De quelle manière la crise liée au Covid-19 et la crise ukrainienne ont-elles rebattu les cartes ?
V. M. W. – Les deux crises se superposent. La pandémie a touché le monde entier de manière séquentielle, en commençant par l’Asie, puis les États-Unis, puis l’Europe, pour revenir aujourd’hui en Asie. C’est une crise systémique, mais avec un décalage temporel et géographique dans les reprises post-Covid. La crise ukrainienne est totalement dissymétrique car elle touche d’abord l’Europe. Ces événements ont souligné la résilience de l’industrie, car ils n’ont pas impacté le secteur de manière irréversible, mis à part des effets sectoriels (automobile, sous-traitance) et des problèmes d’approvisionnement. Il est essentiel d’augmenter la souveraineté industrielle pour offrir une plus grande autonomie à la France et à l’Europe, qu’il s’agisse d’énergie, de matières premières, de matériaux ou de composants électroniques. C’est clairement une opportunité pour réindustrialiser.
« La France n’est pas la championne du monde de la compétitivité, mais nous constatons tout de même un regain industriel, signe d’attractivité avérée. »
Avec l’augmentation du prix des matières premières et de l’énergie, quelles mesures ont été mises en œuvre par les pouvoirs publics pour soutenir les acteurs industriels français ?
V. M. W. – Les industriels se sont d’abord aidés eux-mêmes. Ils se sont organisés et ont su prendre un ensemble de mesures d’urgence, parmi lesquelles la sobriété énergétique, le stockage des matières les plus critiques et de l’énergie, la reformulation de certains produits, la diversification des provenances de leurs sourcings et l’utilisation de produits de substitution. Les industriels les plus importants ont pu prendre de l’avance, mais pour les TPE et les PMI, la période est plus compliquée et les réorganisations prennent plus de temps. Chacun doit trouver les solutions disponibles sur le marché. L’État et l’Europe ont pris des mesures de soutien importantes, notamment avec un stockage accéléré du gaz et des efforts de régulation des prix de l’énergie. Le plan RePowerEU de la Commission européenne vise, entre autres, à réduire la dépendance des pays européens au gaz russe. Ainsi, en France, un certain nombre de mesures de compensation ont été prises, notamment le bouclier tarifaire, ou la compensation de la hausse des prix du gaz et de l’électricité. Nous travaillons aujourd’hui sur des mesures d’anticipation, et même sur un éventuel scénario de rationnement des ressources manquantes. Enfin, des mesures sur les infrastructures permettront d’atténuer la pression sur les industriels, avec la création de terminaux méthaniers ou de nouvelles interconnexions énergétiques entre États européens. Les acteurs de l’industrie sont très réactifs et ont su s’organiser. Les États ont également été très réactifs et ont su répondre rapidement et efficacement aux problèmes. Sur ces sujets, à l’échelle européenne, une unanimité à 27 a même été trouvée, ce qui est assez rare pour être souligné.
Quels sont les atouts de la France pour l’implantation de sites industriels à vocation internationale ou européenne ?
V. M. W. – Nous le savons, la France n’est pas la championne du monde de la compétitivité coûts, mais nous constatons toutefois depuis 2015 un arrêt de la désindustrialisation et même, depuis 2018, un début de réindustrialisation, signes d’une meilleure attractivité. Des progrès ont été accomplis sur la compétitivité coûts et hors coûts. La France dispose de nombreux atouts. Géographique, d’abord, avec un positionnement central au cœur de l’Europe et une longueur de côtes importante. La taille de notre marché domestique est un élément différenciant, tout comme la qualité de nos infrastructures, qu’il s’agisse des routes, des voies navigables, des réseaux d’énergie et du numérique. Enfin, la qualité de notre main-d’œuvre et notre excellence dans le secteur de la recherche sont à mentionner : la France est le pays le plus attractif au monde pour la R&D, devant Singapour, notamment grâce à son crédit d’impôt recherche. Nous disposons également de secteurs d’excellence, à l’image du luxe, de l’agroalimentaire, de l’aéronautique, de la chimie et de la santé, et aussi de sociétés de services leaders mondiaux dans l’eau, l’énergie, les déchets et la construction. Enfin, notre stabilité politique, notre climat tempéré et notre art de vivre à la française sont des points d’attractivité non négligeables.
« Il faut accélérer le mouvement car nos voisins et concurrents sont plus agiles et plus numérisés, notamment l’Allemagne, l’Italie et la Grande-Bretagne. »
Le marché des solutions technologiques, principalement numériques, pour l’industrie se développe à grande vitesse depuis plusieurs années. S’agit-il, selon vous, d’une vague de fond ou est-ce plus anecdotique ?
V. M. W. – Sur dix ans, le développement des offres de solutions numériques pour l’industrie est une véritable lame de fond. La France est réellement entrée dans l’Industrie 4.0 depuis 2015, mais avec un marché à deux vitesses. Les grands groupes sont très en avance sur ces sujets alors que les ETI et surtout les PMI se digitalisent en fonction de leurs capacités d’investissement. Sur dix ans, la transition vers l’industrie du futur est avérée, mais pas pour tous et pas partout. L’Industrie 5.0, avec notamment les interfaces homme-machines, l’intégration de la supply chain, des services et des nouvelles technologies avancées est en route avec les 5G et 6G, l’intelligence artificielle, les plateformes numériques de filières, les bioproductions, le jumeau numérique ou les objets connectés. Cette accélération vers la transition numérique est aidée par les pouvoirs publics et les organisations professionnelles. Mais il faut accélérer le mouvement car nos voisins et concurrents sont plus agiles et plus numérisés, notamment l’Allemagne, l’Italie et la Grande-Bretagne.
La France dispose-t-elle des compétences nécessaires pour mener à bien les transitions numérique et énergétique du secteur industriel ?
V. M. W. – Il y a en effet une véritable tension sur les compétences. Nous constatons une amélioration, notamment sur la formation professionnelle, l’apprentissage et l’alternance, due à l’évolution de la réglementation, une prise de conscience des professionnels et à des soutiens publics. La qualité de l’éducation dans l’enseignement supérieur est encore bonne en France, même si celle des universités progresse lentement, mais celle du primaire et du secondaire est un vrai problème, et les classements de la France sont très préoccupants. Il est clair que dans certains secteurs, nous avons perdu des compétences sectorielles, notamment dans les mines ou le nucléaire, et dans des métiers industriels de base déconsidérés alors qu’ils se sont transformés (soudeurs, chaudronniers…). Il y a globalement un manque de techniciens, une faible attractivité/connaissance des métiers industriels, et trop peu de jeunes (notamment les femmes) veulent exercer dans la production industrielle. Par ailleurs, le Covid a modifié le rapport au travail. En France, le chômage est à un niveau historiquement bas, à 7 %, mais il y a tout de même des tensions sur les compétences. La quête de sens, la peur de certaines contraintes professionnelles, l’accès ou pas au télétravail sont des axes de réflexion importants. Les industriels offrent des niveaux élevés de rémunération, et fournissent des efforts très importants pour développer leur « marque employeur ». France Industrie a copiloté cette année la 10e édition de la Semaine de l’industrie, ses membres ont soutenu le French Fab Tour et l’Usine Extraordinaire, des expositions itinérantes en régions pour faire connaître les métiers de l’industrie. Nous sortons d’un quinquennat « pro-industrie », avec des efforts conséquents réalisés sur la décarbonation, la réindustrialisation et la compétitivité. Il faut aujourd’hui amplifier le mouvement. La crise ukrainienne ne doit pas créer de limitations supplémentaires à la reprise post-Covid, notamment sur les matières premières et l’énergie.
Propos recueillis par Alexandre Arène