Éric Monin explique comment, entre histoire, architecture et technique, la lumière exerce un pouvoir magique sur notre corps et notre pensée. Et par le biais d’orchestrations bien pensées, elle sert notre quotidien et améliore notre bien-être.
Architecte DPLG (École d’architecture Paris-Villemin, 1993), Éric Monin rejoint en 1997 le laboratoire CERMA à l’École d’architecture de Nantes où il soutient, en 2001, un doctorat sur les fêtes publiques organisées en France au XVIIIe siècle. En 2002, il devient maître de conférences à l’École d’architecture de Lille où il construit un enseignement consacré à l’histoire des ambiances dans l’architecture du XXe siècle. En 2012, il obtient une Habilitation à diriger des recherches portant sur l’histoire des premiers spectacles son et lumière créés au début des années 1950, avant d’accéder, en 2014, au grade de professeur à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Val-de-Seine. De retour à Lille en 2017, il poursuit ses recherches au Lacth, le laboratoire de l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Lille, où il enseigne encore aujourd’hui.
Comment l’intérêt de l’historien, de l’architecte et de l’enseignant a-t-il convergé vers la lumière ?
Éric Monin – Je me suis d’abord intéressé à la lumière à travers le prisme de l’histoire, en étudiant comment les pots à feu, les lampes à suif pouvaient servir à illuminer des bâtiments du XVIIIe siècle. Puis, en tant qu’enseignant, j’ai rapidement recentré mon attention sur l’histoire contemporaine qui occupe une place essentielle dans l’enseignement des écoles d’architecture, pour explorer plus finement la question de l’éclairage artificiel électrique et ses multiples applications. Je suis fasciné de voir comment dans la première moitié du XXe siècle, la lumière a donné un sens nouveau à l’architecture en s’installant dans de nombreux programmes pour les révolutionner ou les réinventer. L’éclairage n’a pas toujours été électrique et la transition du gaz à l’électricité n’est pas anodine. Elle a entraîné des bouleversements considérables dans l’aménagement des villes et dans la transformation des intérieurs. Wolfgang Schivelbusch, dans La nuit désenchantée, raconte parfaitement ce phénomène. Il est intéressant de voir comment cette lumière électrique va s’imposer au cours du XXe siècle, comme un matériau, une matière qui sert les projets d’éclairage. Cela fait plus d’un siècle qu’on s’est déjà rendu compte du pouvoir de la lumière et de son effet sur les esprits. Les premières traces de cette action fabuleuse, stimulante, éblouissante, se trouvent dans les grandes expositions universelles. À l’occasion de ces manifestations, la lumière engage le corps, mais elle engage également la pensée. On ne peut pas se contenter de consommer la lumière. Une lumière qui agit, c’est une lumière capable de surprendre, de bousculer.
Nous sommes d’ailleurs tous modelés et façonnés par des histoires d’éclairage qui nous renvoient à l’enfance. Mes parents étaient commerçants et nous habitions au-dessus de la boutique ; ma chambre était éclairée tous les soirs par une grande enseigne lumineuse clignotante dont j’ai récemment retrouvé le dessin ! Cette enseigne nous rappelle que la lumière électrique, quelle qu’elle soit, est presque toujours dispensée par un dispositif spécifique. Dans les écoles d’architecture, cet aspect est trop souvent oublié, éclipsé par l’attention portée aux effets lumineux, eux-mêmes largement dominés par les problématiques liées à l’éclairage naturel.
À l’exception de quelques cas emblématiques, les architectes du XXe siècle donnent parfois l’impression d’avoir négligé cette approche, et c’est bien dommage.
À qui pensez-vous en particulier ?
Éric Monin – Je pense à Louis Kahn, le pape de la lumière naturelle, qui maîtrise et crée des ambiances fabuleuses dans ses bâtiments, laissant croire que la lumière est magique. Mais la lumière, c’est un matériau, un outil qui permet de construire des ambiances de manière très rationnelle. Louis Kahn a critiqué la lumière artificielle comme une succession de « petits moments statiques », opposés aux grands moments dynamiques des cycles de la lumière solaire. Cependant, Louis Kahn travaillait avec l’un des plus grands éclairagistes du XXe siècle, Richard Kelly. Certains architectes de renom ont davantage assumé leur collaboration avec les concepteurs lumière, comme bien sûr Robert Mallet-Stevens avec André Salomon. C’est alors passionnant de voir comment, lorsqu’ils travaillent en bonne intelligence, architectes et éclairagistes peuvent produire des environnements finement calibrés, bien maîtrisés, pour rendre la lumière plus aimable.
La lumière engage le corps, mais elle engage également la pensée.”
Comment peut-on rendre la lumière aimable ?
Éric Monin – Je dirais qu’il faut apprendre à conduire la lumière, notamment avec des appareils appropriés. Souvent très modestes, dotés juste d’un réflecteur, composés d’une plaque de tôle émaillée, ces appareils conçus avec soin vont largement conditionner la conduite de la lumière. Ce sont ces dispositifs un peu délaissés qui attirent mon attention, par exemple le système Holophane, breveté en 1893 par André Blondel et Spiridion Psaroudaki, qui exploite les qualités réfléchissantes ou réfractantes du verre prismatique moulé pressé. Les courbes photométriques d’Holophane ont également donné aux concepteurs les outils leur permettant de contrôler, de domestiquer la lumière pour l’adapter aux besoins de l’usager. J’ai eu aussi l’occasion de travailler sur l’histoire d’un projecteur atypique, le fameux Mazda Infranor P1000 qui a permis le succès des premiers spectacles son et lumière. J’en ai récupéré un que je présente à mes étudiants dans mon cours de séminaire consacré à l’architecture lumineuse au XXe siècle. L’histoire de l’éclairage électrique raconte aussi comment les maîtres d’œuvre ont sans cesse cherché à masquer, escamoter tous ces appareils brièvement célébrés dans les années 1960 par le courant brutaliste qui donnait à voir les équipements de l’architecture.
Aujourd’hui, je suis étonné de voir comment les étudiants architectes intègrent dans leurs planches de rendu des luminaires qui n’ont bien souvent qu’une fonction décorative. C’est pourtant très instructif de prendre la peine de considérer la dimension technique de ces dispositifs qui servent à façonner et penser la lumière ! Dans mon enseignement, je propose évidemment des lectures qui accompagnent cette phase d’acculturation, comme l’Éloge de l’ombre du Japonais Jun’ichir Tanizaki, un très beau livre qui aide les élèves architectes à prendre conscience des pouvoirs de la lumière et de tous les enjeux qui tournent autour de l’éclairage artificiel. Ce texte très stimulant montre comment l’architecture contribue elle-même pleinement au dispositif d’éclairage, comment la lumière interagit avec l’environnement pour profiler des lignes, esquisser des formes, et construire des ambiances. Je conseille aussi La flamme d’une chandelle de Gaston Bachelard ou bien encore le livre de Chantal Hurault et Dominique Bruguière, Penser la lumière (2017), qui raconte comment, sur scène, la lumière peut interagir avec les décors, mais aussi avec les textes. Finalement, ce qui m’intéresse, c’est de voir comment la lumière devient un spectacle au quotidien, comment elle transforme l’architecture dans une orchestration maîtrisée et intentionnelle. Le concepteur lumière s’impose alors comme un acteur incontournable de la lumière, ayant la possibilité de la façonner comme il l’entend. Dans ce processus, l’éclairage s’accompagne aussi d’un vocabulaire spécifique. Il faut trouver les bons mots pour convoquer les bons dispositifs, comprendre les phénomènes qui permettent d’expliquer comment prendre la lumière à pleines mains et ne pas rester simplement spectateur.
Quel lien faites-vous entre la lumière naturelle et l’éclairage artificiel ?
Éric Monin – Ce serait un peu simpliste de dire que l’éclairage artificiel vient seulement prolonger l’action de la lumière diurne le soir ; on sait très bien que quantité de programmes intègrent la lumière artificielle pendant la journée. Au XXe siècle, de nombreux efforts se sont concentrés sur la question de l’éclairage naturel et de l’« ensoleillement exact ». La même rationalité a contribué aux développements de techniques pouvant effacer les barrières entre intérieur et extérieur. Ainsi, l’enveloppe du pavillon tchèque construit en 1937 pour l’Exposition internationale des arts et techniques de Paris étaient en Thermolux, une paroi composite faite d’une feuille de toile de verre écrasée entre deux vitrages, chargée de capter et diffuser abondamment la lumière à l’intérieur de l’édifice. Tandis que la lumière rentrait à flot pendant la journée, la logique s’inversait le soir, donnant au bâtiment des allures de grande lanterne magique. Bien d’autres dispositifs ont permis ce genre de combinaison, comme le béton translucide utilisé pour réaliser des voûtes et coupoles lumineuses, dès la fin du XIXe siècle. Dans ce type de mise en œuvre, certains pavés de verre prismatique permettaient de mieux diffuser la lumière diurne, en réfléchissant la lumière émise le soir par les lustres accrochés aux coupoles. Ce dispositif contribuait alors, à sa manière, à célébrer les vertus de la lumière.
“Lorsqu’ils travaillent en bonne intelligence, architectes et éclairagistes peuvent produire des environnements finement calibrés, bien maîtrisés, pour rendre la lumière plus aimable.”
Quelles sont les avancées les plus marquantes, selon vous, de l’éclairage dans l’architecture ?
Éric Monin – Je souhaiterais revenir sur le brevet Holophane de Blondel, une invention absolument fascinante. Indépendamment de l’histoire des sources d’éclairage, l’incandescence, le néon, la fluorescence, l’éclairage à vapeur de mercure, de sodium et puis la led, la lumière comme l’architecture s’épanouissent pleinement quand une pensée maîtrisée et aboutie peut leur donner leurs lettres de noblesse, une approche globale et assumée à des échelles variées et très complémentaires.
Quels sont les acteurs qui ont marqué l’évolution de la lumière dans l’architecture, selon vous ?
Éric Monin – J’ai beaucoup d’admiration pour des inventeurs, comme Mariano Fortuny, André Blondel, Fernando Jacopozzi, Walter D’Arcy Ryan ou Matthew Luckiesh, André Salomon, Jean Dourgnon ou Richard Kelly, des gens qui ont su dompter la lumière pour l’accommoder convenablement dans un lieu précis. Ce sont tous des pionniers qui ont eu l’idée de faire projet avec la lumière. Jacopozzi, par exemple, s’est attaqué aussi bien à l’illumination de la tour Eiffel (1925) qu’à la mise en valeur de l’aven Armand (1927) pour lequel il a proposé des solutions chromatiques très osées pour l’époque. Walter D’Arcy Ryan et Matthew Luckiesh travaillaient à la General Electric Company. Le premier a illuminé, en 1907, les chutes du Niagara pendant 30 nuits consécutives, en utilisant 44 projecteurs à filtres colorés. Le second, directeur du laboratoire de recherche sur l’éclairage, était convaincu que les possibilités infinies de la technique pouvaient permettre de se passer de la lumière du jour. En France, André Salomon et Jean Dourgnon ont eux aussi joué un rôle important dans le développement de l’éclairage artificiel en construisant des collaborations fructueuses avec les architectes ou les décorateurs de l’entre-deux guerres. Quant aux interventions de Richard Kelly, elles illustrent une approche très rigoureuse et méthodique qui lui a permis de souligner ou d’exalter de nombreuses réalisations architecturales.
Comment pourrait-on dépeindre la lumière du XXIe siècle ?
Éric Monin – La lumière fait rêver. Mais aujourd’hui, la question de l’éclairage est aussi liée au vaste problème de l’énergie ou de la pollution lumineuse. Le sujet n’est pas totalement original, comme le montre déjà F. Laurent Godinez dans son livre Display Window Lighting paru en 1914, quand il dénonce les gaspillages liés à une utilisation irraisonnée de la lumière électrique. Bien que la situation soit devenue critique, concepteurs lumière et architectes se doivent de poursuivre leur travail pour faire vivre et interagir la lumière avec notre cadre de vie afin de le rendre plus agréable, parfois plus acceptable. Certes, la lumière sert à éclairer, révéler, souligner, marquer les espaces qu’elle investit, mais nous ne devons pas oublier qu’elle a aussi cette formidable faculté d’estomper les lieux protégés de ses rayons. Si la lumière pouvait nous servir à effacer quelques-uns de nos problèmes, ce serait bien !
Propos recueillis par Isabelle Arnaud