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Éclairagisme : un enjeu majeur du projet d’éclairage, selon le CSTB et le Syndicat de l’éclairage

François Darsy, président de la commission Éclairage intérieur du Syndicat de l'éclairage, et Christophe Martinsons, Ingénieur expert en éclairage au CSTB (photos DR)

Quelle place l’éclairagisme occupe-t-il dans les projets d’éclairage aujourd’hui ? Et quel est l’impact de la technologie sur le bien-être promis aux utilisateurs ? Lumières a posé la question à deux experts d’organismes reconnus pour leur compétence sur ces sujets.

Le Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), établissement public qui emploie environ mille personnes, est représenté sur quatre sites en France. Il a pour ambition d’imaginer les bâtiments et la ville de demain en accompagnant et sécurisant les projets de construction et de rénovation durables, pour améliorer la qualité de vie de leurs usagers, en anticipant les effets du changement climatique. Il rassemble pour cela des compétences pluridisciplinaires et exerce cinq activités clés : la recherche et expertise, l’évaluation, la certification, les essais et la diffusion des connaissances. Son champ de compétences couvre les produits de construction, les bâtiments et leur intégration dans le quartier et la ville. Christophe Martinsons a la charge de l’éclairage, sous tous ses aspects, intérieur et extérieur, en lien avec la santé, l’énergie, le bien-être, le confort et, de façon générale, tout ce qui peut faire en sorte que la qualité de l’éclairage s’intègre bien dans les environnements intérieurs.

Le Syndicat de l’éclairage regroupe une cinquantaine d’industriels, des groupes internationaux aux PME, représentant plus de 60 % du marché. Il est structuré autour de quatre commissions, dont la commission Éclairage intérieur présidée par François Darsy, focalisée sur la rénovation de l’éclairage. L’arrivée de la led a bousculé l’équilibre existant et révélé un enjeu majeur : rénover tous les éclairages pour passer à cette nouvelle technologie. Or, pour qu’il soit réussi, ce changement doit faire appel à des systèmes performants, connectés, intelligents, qui permettent de bénéficier d’un éclairage artificiel adapté aux besoins de l’utilisateur et asservi aux apports de lumière du jour. Les travaux de la commission portent sur les enjeux, certes énergétiques, mais aussi et surtout qualitatifs de l’éclairage, afin d’apporter des solutions centrées sur le confort et le bien-être. La mission de la commission Éclairage intérieur consiste à proposer des références communes à toute la filière : fabricants, maîtres d’ouvrage, maîtres d’œuvre, bureaux d’études, et l’ensemble des prescripteurs.

Comment définiriez-vous la qualité de la lumière ?
François Darsy – L’éclairage pensé pour les humains, le « Human Centric Lighting », constitue pour moi la meilleure façon de définir la bonne lumière. Cette dimension s’attache aux niveaux d’éclairement, aussi bien horizontaux que verticaux pour une meilleure perception des visages ; à l’uniformité, ainsi qu’au contrôle de l’éblouissement et des luminances qui participent au confort visuel. Ces facteurs sont calculables, vérifiables et cadrés depuis longtemps par la norme européenne EN 12464-1 qui a été mise à jour en septembre 2021. Deux autres paramètres entrent en jeu : d’une part, l’impact physiologique de la lumière sur le corps humain, lié à la qualité du spectre lumineux, soit la quantité de bleu cyan qui affecte notre horloge biologique ; d’autre part, l’aspect émotionnel : on n’apporte pas de la lumière seulement pour que les personnes travaillent dans de bonnes conditions, mais aussi pour mettre en scène l’espace, en lui donnant une fonction, une ambiance. Ces paramètres sont essentiels au confort et font désormais partie du projet d’éclairage général, en particulier dans l’hôtellerie, les Ehpad, les hôpitaux, etc., et également dans les espaces de travail. La qualité de l’éclairage passe par la prise en compte de ces trois dimensions, biologique, physiologique et émotionnelle de la lumière.
Christophe Martinsons – Je partage entièrement ce point de vue. Il ne faut pas oublier que « la » référence est la lumière du jour. Elle offre des attributs que l’éclairage artificiel a du mal à fournir, surtout en environnement intérieur, je pense notamment à son spectre et à sa directionnalité. Elle arrive horizontalement et donc, excite beaucoup mieux le système circadien que l’éclairage artificiel qui vient de haut en bas. Outre les trois thèmes qu’évoquait François Darsy, la performance visuelle, le bien-être et les aspects psychologiques, mentionnons l’importance de l’exposition à la lumière pour lutter contre le développement de la myopie chez les jeunes enfants, et la fatigue visuelle en général. On tend à se rapprocher le plus possible de la lumière naturelle, et à contrôler les phénomènes indésirables de l’éclairage artificiel, comme le flicker ou l’effet stroboscopique que la Commission européenne a d’ailleurs décidé d’introduire dans le nouveau règlement européen d’écoconception des produits d’éclairage. Le déséquilibre spectral des leds fait également l’objet de recherches.

On peut estimer cependant que les leds ont atteint leur pleine maturité technologique ?
Christophe Martinsons – Oui, c’est exact : les produits led aujourd’hui sont de bien meilleure qualité qu’il y a une dizaine d’années. La difficulté reste de faire le bon choix, car les spectres d’un fabricant à l’autre peuvent être très différents et il peut exister des insuffisances de rendu des couleurs. Le Ra, basé sur un échantillon de 8 couleurs, est la référence qui sert à indiquer l’IRC de la plupart des produits ; le R9 (désormais obligatoire dans la base de données Eprel – European Product Registry for Energy Labelling) permet de restituer les nuances de rouges. Les Américains ont été les premiers à introduire la notion qu’il fallait deux indices de rendu des couleurs. Le Rf, indice de fidélité, basé sur 100 couleurs, traduit la capacité à discriminer de faibles écarts de couleur, donc il est très précis ; cet indice a même été normalisé par la CIE, mais n’est pas passé dans la réglementation. Il existe aussi le Rg (Gamut) qui porte sur la restitution des couleurs saturées, paramètre plus important dans les magasins, par exemple.
François Darsy – Il faut reconnaître que les leds représentent une avancée spectaculaire en éclairage artificiel et offrent un spectre plus continu et plus régulier que les technologies conventionnelles, notamment fluorescentes. Même si, bien sûr, elles ne reproduisent pas parfaitement la lumière du jour, elles ont atteint aujourd’hui une maturité technologique incontestable et permettent de prendre le relais de la lumière naturelle tout en douceur. D’ailleurs, l’arrêté du 22 mars 2017 (modifiant l’arrêté du 3 mai 2007 relatif aux caractéristiques thermiques et à la performance énergétique des bâtiments existants) rend obligatoire l’asservissement de l’éclairage artificiel à la lumière naturelle afin de ne pas suréclairer.

Le projet d’éclairage ne peut pas se limiter à une question d’énergie. Il doit prendre en compte à la fois le facteur éclairagisme et la dimension humaine”
François Darsy, Syndicat de l’éclairage

Dans la pratique, comment l’éclairage artificiel prend-il le relais de la lumière naturelle ?
Christophe Martinsons – Sur le terrain, les choses ne sont pas si simples, et ce, pour plusieurs raisons : des capteurs de mauvaise qualité, mal placés, des systèmes mal programmés, ou encore l’ergonomie de l’utilisateur entraînent certains dysfonctionnements. Comment l’exploitant peut-il intervenir s’il veut modifier un paramètre ? Par exemple, si l’éclairage artificiel baisse trop, comment peut-on reprendre la main ? La plupart des capteurs de luminosité proposés par des fabricants intègrent aussi la fonction de détection de mouvement. Or, ce dernier doit être placé là où il y a du mouvement et le détecteur de luminosité là où il y a de la luminosité. Cela semble évident, mais il ne s’agit pas toujours du même endroit !
François Darsy – Aujourd’hui, il existe des capteurs intégrés aux luminaires, avec, par conséquent, la détection embarquée aux bons endroits. Pour résoudre les problèmes de zonage et obtenir une régulation fine de l’éclairage artificiel, il est conseillé de démultiplier les capteurs. Dans tous les cas, la distribution des capteurs dans l’espace en fonction de leur zone de détection fait partie intégrante du projet d’éclairage : c’est déterminant pour assurer une bonne expérience utilisateur.

On en vient à la question de la gestion de l’éclairage. Dans quelle mesure s’est-elle généralisée ?
François Darsy – On peut parler de deux injonctions : d’un côté, la gestion technique du bâtiment avec un système central qui pilote le bâtiment et va monitorer l’énergie ; elle va servir d’interface pour optimiser la maintenance et le fonctionnement du bâtiment. Une interprétation étroite de la réglementation pourrait inciter à penser le bâtiment autour d’un cerveau unique qui va tout gérer ; cela conduirait à un nivellement par le bas de toutes les fonctions, avec une optimisation énergétique excellente, mais un seul point de captation des données, et un confort relatif, car on perdrait en expertise de chaque métier : finesse de gradation et pilotage pour l’éclairage. Au Syndicat de l’éclairage, nous sommes les fervents défenseurs de systèmes métiers, libres d’opérer selon leur propre expertise, et interopérables ; le confort d’usage s’en trouve amélioré sur le long terme. Le passage aux systèmes numériques dans le bâtiment ne doit pas se faire au détriment du bien-être des utilisateurs, ni aliéner les opérateurs par la complexité des solutions mises en place.
Christophe Martinsons – Je crois, en effet, que les utilisateurs préfèrent avoir le contrôle. Ce n’est donc pas nécessairement une mauvaise chose que de pouvoir agir sur son environnement lumineux. Il faut vraiment intégrer cette notion à l’éclairagisme et se demander quelles commandes installer, où, pourquoi. La norme EN 12464-1 impose dans les salles de classe un gradateur manuel, accessible à l’enseignant pour qu’il puisse contrôler le niveau d’éclairage artificiel et l’adapter à l’activité : projection de contenus numériques, devoir surveillé, etc. Les commandes manuelles comme les automatismes sont des composantes essentielles du projet d’éclairage.

L’éclairagisme occupe-t-il encore une place centrale dans les projets ?
François Darsy – Oui, j’en suis convaincu, et pas seulement chez les concepteurs lumière et les bureaux d’études : les installateurs et les distributeurs sont de plus en plus nombreux à se spécialiser en éclairagisme, à monter en compétence. En revanche, en parallèle, on constate une tendance à l’opportunisme, notamment en rénovation, et l’on voit des intervenants qui s’improvisent éclairagistes alors que leur spécialité concerne plutôt l’énergie, voire la finance ! Ils vont remplacer un appareil par un autre, sans comprendre ce que le nouveau luminaire apporte vraiment en dehors de sa consommation d’énergie. Cela dit, même s’il faut continuer l’effort de formation, les acteurs historiques de la filière éclairage offrent un niveau de compétence assez élevé dans l’ensemble.
Christophe Martinsons – Je crois que c’est plus problématique dans les bâtiments publics qui n’ont pas les moyens de faire appel à des compétences externes. Les personnes en charge de la maintenance doivent être polyvalentes et gérer des opérations de relamping gigantesques, dans des écoles, des collèges, des hôpitaux, etc., avec des marchés qui concernent des dizaines de milliers de produits. Malheureusement, elles sont un peu démunies, et interviennent sans vraiment de compétence en éclairagisme, par manque de formation.
François Darsy – Je souhaiterais nuancer, car les appels d’offres publics intègrent de plus en plus une maîtrise d’œuvre experte en éclairage. C’est peut-être à nous d’aider les acteurs publics à mieux structurer leurs achats ! Il en va de même dans le privé : les logisticiens, les industriels, les grands centres commerciaux se focalisent sur la réalisation d’opérations à performance énergétique, et ne doivent pas oublier la dimension de l’éclairage.

L’éclairagisme de base s’est considérablement enrichi : il permet de définir une lumière qui stimule le rythme circadien et accompagne notre état émotionnel”
Christophe Martinsons, CSTB

Pensez-vous que le cadre normatif ou réglementaire puisse constituer un levier à la rénovation ?
Christophe Martinsons – On part de loin ! La normalisation est très utile car tous les problèmes pratiques y sont abordés, notamment en éclairagisme. En revanche, ce que l’on ne trouve ni dans la réglementation ni dans la normalisation, ce sont les choix esthétiques et les préférences individuelles.
François Darsy – Parfois, les normes vont plus loin que ce que l’on souhaite, sur les niveaux d’éclairement, l’uniformité. On voit l’usage des espaces de bureaux profondément modifié : ils sont de plus en plus souvent scénarisés comme les hôtels. Il en va de même pour le salon à la maison, afin de créer une identité et un lieu où l’on se sent bien. Il faut savoir interpréter les normes en réalisant des projets avec des architectes et des designers afin de recréer une identité très forte des lieux éclairés.
Christophe Martinsons – Il est indispensable, en effet, de laisser plus de place à la conception, à l’individualisation, à l’aspect artistique de l’éclairage, c’est très important.

Nous assistons à un déferlement d’innovations techniques : comment pourraient-elles être mieux intégrées par les maîtres d’ouvrage et les maîtres d’œuvre ?
François Darsy – Je pense qu’il est urgent de mettre en œuvre des solutions appropriées en informant et en formant les professionnels afin de réduire l’écart entre ce que permettent les innovations et ce qui est installé. Nos principaux facteurs de croissance, ce sont les luminaires connectés, avec des capteurs, des commandes sans fil ; ces technologies-là sont faciles à mettre en œuvre en tenant compte des paramètres d’éclairagisme dont nous venons de parler.
Christophe Martinsons – Certaines innovations ne sont pas tout à fait matures, je pense plus particulièrement aux technologies qui consistent à changer la couleur de la lumière au cours de la journée. Il existe quand même un certain marketing outrancier qui nous explique qu’on va se sentir beaucoup mieux simplement en nous éclairant en bleu le matin et en rouge le soir ! Ces technologies doivent être expliquées avec la plus grande précision et utilisées tout en nuances.
François Darsy – Aujourd’hui, ces systèmes de changement de teinte ne représentent pas encore grand-chose sur l’ensemble du marché et concernent surtout les locaux où il y a peu d’apports de lumière du jour. L’immaturité de ces solutions concerne davantage le marché que la technologie elle-même. Les études réalisées dans les écoles ou les Ehpad ont permis de mettre à jour ce qu’il fallait faire ou ne pas faire. Ne l’oublions pas : on éclaire d’abord et avant tout pour améliorer le bien-être des personnes !

Propos recueillis par Isabelle Arnaud

Isabelle ARNAUD: Rédactrice en chef de la revue Lumières
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