Fondée en 1986 par une poignée de collaborateurs d’EDF, comme une réplique, notamment, aux tragédies qui se jouaient alors sur le continent africain, Électriciens sans frontières n’est décidément pas sur le point de tirer le rideau, tant les tensions du monde sont loin d’être apaisées. C’est en 1988 qu’Hervé Gouyet, son président depuis près de douze ans, rejoint cette aventure. Une équipée militante de laquelle il ne pouvait évidemment pas rester à l’écart, et dont il serait possible de dire que son histoire personnelle l’y aurait mené de manière naturelle. Tout simplement.
Au mitan des années 70, où règnent l’émancipation et l’ébullition culturelle, alors qu’à ses heures perdues, Hervé Gouyet, animateur radio amateur, passait aussi du temps « à fuir la police en transportant de grenier en grenier [ses] émetteurs », aurait pu prendre à son compte les mots de Gilles Deleuze : « Du possible, sinon j’étouffe. » Quelques décennies plus tard, les radios « pirates » ont été libérées, plus besoin de faire du saute-mouton d’immeubles en immeubles, mais l’engagement demeure, sur d’autres fronts. Plus question de rebrancher les platines, remettre le son, mais plutôt de faire la lumière. Rendre possible l’accès à l’énergie électrique à ceux qui en sont privés. Une évidence lorsque l’on n’a qu’à effleurer l’interrupteur, une utopie « pour presque un milliard d’humains », qui ne sont pas en capacité de travailler, se soigner, apprendre, bref, de vivre avec décence. Entre possible et impossible, pour franchir le cap qui sépare l’utopie béate de l’utopie concrète, il y a l’action, Électriciens sans frontières en est un avatar.
Une histoire d’hommes avant tout, « une poignée d’ingénieurs, de techniciens venus d’EDF, qui négocient quelques moyens avec leur employeur », pour prêter main-forte là où c’est nécessaire, partout dans le monde. Une aventure qu’Hervé Gouyet rejoint dès 1988 : « Je travaillais alors à la direction des études et recherche d’EDF. » C’est le pied à l’étrier, « d’autres projets arrivent très vite. J’endosse des responsabilités et entre au conseil d’administration en 1994, avant d’être pressenti pour accéder à la présidence en 2010 ».
Électriciens sans frontières est une action militante, une réponse humaniste à certains dysfonctionnements du monde. De quoi forcément interpeller celui dont l’histoire personnelle témoigne d’une appétence précoce pour les vicissitudes et les mouvements de la planète et un certain besoin de mettre en musique des valeurs. Rejeton d’une famille « qui milite et se mobilise », fils d’un père militant CFDT, qui s’implique entre autres « dans le soutien aux comités de soldats ». Qui se souvient de ces comités, alors que la conscription est abolie depuis longtemps ? C’est donc une enfance « juché sur les épaules de mon père mobilisé contre la guerre au Vietnam, ou assis au pied des ambassades de Chine, du Chili ou bien d’Union soviétique » qui permet de nourrir, de forger « mes futures orientations et mes futurs engagements ».
« La géopolitique, les questions économiques » constituent ses centres d’intérêts, et notamment déjà, « les questions qui sont liées au développement et à l’énergie ».
Observer, comprendre, et élaborer une pensée, « pour être en capacité de me mobiliser, devenir acteur et décider quoi faire avec mes propres convictions ». Voilà, « la petite histoire qui a fait mon chemin de vie professionnelle ». Ne pas se contenter de ce qui est, mais essayer, pour voir si les lignes bougent. C’est un premier engagement au sein « du Comité catholique contre la faim et pour le développement ».
Une conscience, un caractère et des valeurs qui déterminent un cap et permettent de le conserver. Lorsque l’heure du service militaire sonne, c’est l’occasion de les éprouver, « je ne suis pas un opposant au service, en revanche, je suis convaincu que porter une arme doit relever d’un choix personnel ». Une façon de troquer l’uniforme de soldat pour celui « d’objecteur de conscience », avec à la clé deux années de service civil. C’est aussi une manière d’aider. Fidélité à des certitudes, qui s’affermissent au moment d’intégrer les Arts et Métiers. Vieille et prestigieuse dame pétrie de tradition dont celui du port… de l’uniforme, « je n’avais pas voulu de celui de l’armée, ce n’était pas pour en enfiler un autre ». Aussi, rieur, s’estime-t-il « demi-gadzarts » !
De la suite dans les idées, et les idées claires, c’est utile quand l’une des raisons d’être d’Électriciens sans frontières « est d’intervenir en situation d’urgence ». Mais la responsabilité d’Électriciens sans frontières, de manière contre-intuitive, « est moins de mettre les mains dans le cambouis que de savoir mobiliser l’ensemble des acteurs locaux concernés pour transmettre des compétences et pérenniser nos actions ».
Hervé Gouyet, qui se décrit volontiers « impatient », dans ses fonctions met en œuvre ses savoir-faire d’ingénieur, « on n’agit pas de la même manière sur les hauts plateaux de Madagascar ou bien dans le désert du Niger », mais sait déployer aussi des trésors de diplomatie, et doit savoir avant d’agir où il pose les pieds : « Je dois tout à la fois tenir compte de la géographie que des conditions politiques, de la gouvernance locale et m’assurer que nos installations ne seront pas détournées pour de mauvais profits. »
S’assurer que le terrain est propice pour avancer, une qualité forgée à force de fréquenter, aux côtés de son père, avec assiduité le flanc des montagnes. Un père qui est dans la transmission, et qui « a commencé à m’y emmener alors que j’étais tout jeune. Souvent on a marché, on a grimpé sur la roche et on a planté dans la glace des piolets et des crampons ». Plus qu’une activité physique, c’est une école, « une fois accroché à la paroi, il ne faut penser qu’au geste, l’instant présent ». L’ici et maintenant, « oublier de se concentrer sur les quatre extrémités, la corde, les prochaines prises, avoir l’esprit à autre chose peut provoquer le décrochage », mais « c’est moins dangereux que le vélo ». Pour le profane, ça reste à voir !
L’alpinisme, une discipline qui enseigne aussi à conduire des actions collectives, « en haute montagne, tout le monde est primordial, quelle que soit la position dans la cordée ». La progression sur la paroi et l’atteinte du sommet « ne se réalisent que grâce à l’addition des compétences de chaque grimpeur ». Sur le terrain, avec Électriciens sans frontières, c’est la même chose, « je prends appui sur toutes les compétences, des collaborateurs et des bénévoles ». Et de cela, « je tire une fierté que d’avoir réussi à mobiliser pendant toutes ces années, dans la durée, des centaines de bénévoles pour pérenniser nos actions partout dans le monde ».
Hervé Gouyet peaufine sa philosophie de la corde, fait ses gammes, « trois à quatre fois par semaine », à Fontainebleau sur les rochers, mais aussi dans les Alpes non loin des Écrins. Grimper, pour aller là où l’air et la lumière sont plus purs, pour garder la tête froide et continuer de prendre les bonnes décisions. Sans avoir l’intention de décrocher, les rumeurs du monde bruissent encore et encore !
Olivier Durand