Virginie Nicolas, présidente de l’Association des concepteurs lumière et éclairagistes, et Jean-Michel Woulkoff, président de l’Union nationale des syndicats français d’architectes, évoquent leur perception de la lumière, les interactions de leur métier et la recherche constante d’une approche commune pour conduire les projets d’éclairage intérieur et extérieur.(Publié dans Lumières N°38 – Mars 2022)
L’Association des concepteurs lumière et éclairagistes (ACE), fondée en 1995, compte une centaine de membres. Elle fédère à l’origine des éclairagistes de théâtre, des plasticiens ou ingénieurs de bureaux d’études. Aujourd’hui, une nouvelle génération s’affirme, constituée d’architectes, de paysagistes et de designers. Son but est de développer le métier de concepteurs lumière au sein de rencontres professionnelles afin de le faire mieux connaître et également de proposer des formations au sein de partenariats avec des écoles d’enseignement supérieur et universités. Elle a également pour objectif de favoriser un usage rationnel et innovant de la lumière, de contribuer aux débats sur l’environnement et l’aménagement du cadre de vie et de s’engager sur le respect des règles déontologiques relatives à l’exercice du projet.
L’Union nationale des syndicats français d’architectes (Unsfa) fédère des syndicats départementaux et régionaux, et représente 250 agences, soit 7 000 personnes et environ 80 % des parts de marché. Une partie de sa mission est dévolue aux actions liées à ce qui relève du social et du paritarisme, tandis qu’une autre partie concerne plus particulièrement le fonctionnement de la profession d’architecte, ses aspects réglementaire, juridique, éthique, ainsi qu’économique. Ainsi, l’Unsfa intervient auprès de plusieurs institutions telles que l’Ordre des architectes, les différents ministères dans le cadre de la réglementation sur la construction.
Quel rôle, selon vous, la lumière joue-t-elle dans les espaces intérieurs ?
Virginie Nicolas – Je distinguerais deux grandes catégories : tout ce qui a trait à révéler l’architecture et ce qui est lié au bien-être des personnes dans les espaces intérieurs. Cela ne va pas toujours dans la même direction et la conception lumière sait trouver les compromis et apporter les bonnes réponses. Encore que, quand l’architecture est belle, on s’y sent bien ! En fonction des champs d’application et du type d’espace, selon la fonction d’apparat ou la grandiosité du site, on va plutôt avoir tendance à révéler l’architecture ; si, en revanche, il s’agit d’établissements de soins, d’hôtels, de restaurants, c’est le bien-être qui va primer. Dans tous les cas, il faut tenir compte de la lumière du jour qui occupe une place primordiale dans nos projets : on ignore souvent que les concepteurs lumière « travaillent » sur la lumière naturelle avant de définir les principes de l’éclairage artificiel. L’approche et l’étude de la lumière du jour relèvent de la pensée complexe car ses deux composantes, la direction et l’intensité, changent tout le temps. Nous commençons donc par une analyse paramétrique de la pénétration de la lumière diffuse et de la lumière solaire dans le bâtiment par toutes ses ouvertures. Ce qui permet de jauger les seuils et de déterminer en quoi la lumière naturelle est bénéfique ou négative en termes d’éblouissement, d’autonomie lumineuse. Il s’agit de voir comment elle suffit aux besoins visuels et émotionnels des occupants des espaces intérieurs. L’ancienne approche consistait, au contraire, à se protéger de la lumière naturelle, quitte à allumer en plein jour. Aujourd’hui, on parvient à mieux faire dialoguer les projets d’éclairage artificiel et les projets de lumière du jour, même si cette question reste encore assez peu prise en compte. C’est là, je pense, que les architectes et les concepteurs lumière se rejoignent pour réfléchir ensemble à tout le potentiel de la lumière du jour. Dans notre métier, nous devons aussi faire face à un champ de plus en plus complexe de normes et de recommandations qui nous contraignent, avant de commencer un projet, à digérer beaucoup de tableaux, afin de garantir qu’on tient les cibles en fin de projet. L’émotion n’a pas trop de place dans tout ça et il existe un risque de fournir des réponses trop scolaires.
Jean-Michel Woulkoff – Je suis très heureux d’entendre Virginie évoquer cet aspect sensible de la lumière. En effet, toutes les réponses ne sauraient être uniquement quantitatives. Dans nos projets, grâce à l’évolution de la maquette numérique, nous parvenons à modéliser la quantité et la qualité de lumière que vont recevoir les différentes façades du bâtiment et, donc, en même temps, d’évaluer la lumière dont vont bénéficier les espaces intérieurs. Cela marque un réel progrès qui nous permet à la fois de répondre à des exigences et à des niveaux d’éclairement en dimensionnant des ouvertures, et de gérer la partie thermique des bâtiments. Qui dit lumière naturelle, dit apport de chaleur. Aujourd’hui, il nous est désormais possible de travailler sur des projets en anticipant ce qui peut se passer avec le réchauffement climatique sur les cœurs d’îlots : indispensable à prendre en compte dans l’ensemble des métropoles dans lesquelles nous vivons. Dans la pratique, cette approche de la lumière du jour est fondamentale, et cela reste une notion pourtant peu enseignée en école d’architecture. Il faut se garder de confondre seuils et normes. Tout le travail de l’architecte consiste, d’un côté, à répondre à des exigences afin de rester en conformité avec la réglementation, et d’un autre côté, à exprimer des émotions. En créant des lignes, des patios, des ouvertures, on veut provoquer une émotion, une sensation particulière dans le bâtiment. Le Corbusier disait que le travail de l’architecte « est le jeu subtil et délicat des volumes assemblés sous la lumière ». Notre travail de concepteur prend en compte cette dimension supplémentaire que l’on amène dans le bâtiment avec la lumière qui arrive sur la façade, mais qui, aussi, la pénètre et la traverse jusque dans les espaces intérieurs. Par conséquent, on ne construit pas le même bâtiment à Nîmes et à Dunkerque, la perception de la lumière y est différente.
La lumière est comme un pinceau qui permet de donner à voir tel ou tel élément de l’architecture” Virginie Nicolas, Association des concepteurs lumière et éclairagistes
En quoi la lumière peut-elle interagir avec l’architecture ?
Jean-Michel Woulkoff – Je pense immédiatement à la symbolique de la lumière telle que l’abbé Suger l’a définie. Selon lui, un lieu religieux éclairé est plus accueillant et plus chaleureux que l’obscurité des édifices romans. Il faut faire entrer la lumière dans l’église. C’est ainsi que l’architecture gothique a cherché à capter plus de lumière. Un autre exemple est celui du monastère Sainte-Catherine du Sinaï qui, le 25 mars, est éclairé de la même façon par la lune et par le soleil grâce à un trou percé dans la voûte.
Virginie Nicolas – Pour ma part, je parlerais plutôt de l’interprétation de l’architecture. La lumière est comme un pinceau qui permet de donner à voir tel ou tel élément de l’architecture. Souvent, l’étude repose sur une analyse volumétrique pour comprendre les atouts, les circulations, comment les gens s’approprient l’espace et pour choisir quels matériaux mettre en valeur, par exemple. Ainsi, la lumière peut jouer un rôle correcteur.
Quels sont les autres enjeux en éclairage intérieur ?
Virginie Nicolas – La notion de réparabilité, de réemploi des luminaires prend de plus en plus d’importance. Ce qui change complètement la façon de penser un projet, et c’est plutôt satisfaisant. De même, la tendance est à l’intégration de l’éclairage dans le mobilier : les luminaires sont de plus en plus petits et discrets et donc dissimulés, laissant voir la lumière sans en percevoir l’origine.
Jean-Michel Woulkoff – Je suis assez d’accord : la led a apporté son lot de révolution en la matière, en réduisant l’emprise du luminaire sur l’architecture. La miniaturisation des appareils d’éclairage a ouvert d’autres champs des possibles et nous a aussi permis d’échanger davantage avec les concepteurs lumière, les architectes d’intérieur, les designers, les ingénieurs, pour à la fois répondre au cahier des charges et transmettre une émotion particulière, caractériser une ambiance dans une pièce. Le covid a été un accélérateur du besoin de bien-être dans l’habitat où les gens ont passé tout à coup beaucoup de temps. Cela nous a incités aussi à repenser la conception des logements devenus des espaces de travail. Mais il ne faut pas confondre la qualité du logement et la qualité de l’habitat et le fait de bien vivre.
Virginie Nicolas – C’est vrai et en même temps, nous rencontrons une nouvelle difficulté liée à la led qui peut générer un inconfort visuel. Plus les seuils montent en exigences environnementales et plus notre marge de manœuvre, pour obtenir ce confort visuel, diminue. Les grands principes lumineux du diffusant, de la lumière indirecte, qui apportent tout le côté agréable et chaleureux, deviennent de plus en plus souvent incompatibles avec les exigences d’efficacité. Atteindre les niveaux d’éclairement demandés, procurer un certain bien-être et créer du même geste des émotions s’avère compliqué et les arbitrages ne sont pas faciles. Tout l’enjeu consiste alors à concilier ces deux aspects. Les projets y gagnent en élégance et en finesse. Nous y trouvons plus de liberté et de plaisir à concevoir, je crois, et cela ouvre davantage le dialogue avec l’architecte.
Comment l’architecte et le concepteur lumière travaillent-ils ensemble ?
Virginie Nicolas – Cela dépend beaucoup du moment auquel le concepteur lumière arrive dans le projet et si les deux équipes se connaissent. Les échanges passent par un processus itératif et collaboratif qui permet d’aboutir à des concepts très justes et cohérents. Parfois, nous n’arrivons qu’en fin de projet, surtout s’il est complexe, un peu comme un expert à qui on demande de répondre aux contraintes normatives avec une marge d’interprétation et de créativité assez fermée. À ce stade de la consultation, malheureusement, il reste peu de temps pour l’exploration. On a vu, ces dernières années, de jeunes architectes rejoindre les agences de conception lumière. Aujourd’hui, il nous est de plus en plus demandé de bagages techniques, il faut savoir maîtriser les logiciels et trouver son chemin dans la gestion de projets. La formation d’architecte, de maître d’œuvre de manière plus générale, permet d’acquérir ces compétences avec notamment une approche technique et volumétrique.
Jean-Michel Woulkoff – La validation du projet ne peut se faire qu’en symbiose avec toute l’équipe. Le projet d’éclairage est un travail sur les sens, il ne peut donc pas se faire au dernier moment ; c’est un long cheminement, un sentier, pas une autoroute. Réfléchir en équipe permet d’explorer les différentes pistes qui s’offrent à nous pour aller vers le projet final, tout en se nourrissant des découvertes au fur et à mesure que l’on avance. Le fait de nous associer avec des concepteurs lumière ne dépend pas de la taille du projet ni du budget, mais plutôt de sa nature. Et j’entends parfaitement ce que dit Virginie à propos des architectes qui rejoignent les concepteurs lumière : il faut savoir que deux tiers des étudiants en architecture ne deviennent pas architectes ! Ils se dirigent en effet vers d’autres métiers, comme la conception lumière, surtout s’ils ont reçu dans leur cursus un enseignement sur l’éclairage.
La lumière de demain est celle qui procure un bien-être et apporte une certaine forme de sensualité” Jean-Michel Woulkoff, Union nationale des syndicats français d’architectes
Comment abordez-vous la mise en lumière extérieure (des bâtiments) ?
Virginie Nicolas – Dans notre métier, l’éclairage des bâtiments est un grand classique puisque c’est même un contrat type ! Tout le monde veut que son bâtiment soit la lanterne de la ville, mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec ça, pour des raisons de nuisances lumineuses d’abord, et aussi parce que ce n’est pas forcément légitime ni judicieux à l’échelle urbaine d’éclairer un bâtiment sous prétexte qu’il est neuf et beau. En revanche, les maîtres d’ouvrage font souvent appel à nous lorsqu’il s’agit de mettre en lumière un bâtiment public et nous travaillons dans ce cas en étroite collaboration avec les architectes des monuments historiques.
Jean-Michel Woulkoff – L’engouement pour les illuminations des bâtiments s’est calmé ces dernières années. Si la maîtrise d’ouvrage nous le demande, nous faisons appel aux concepteurs lumière dès l’avant-projet et collaborons pour mettre en valeur certains éléments architecturaux symboliques.
Quelles actions communes les architectes et les concepteurs lumière mènent-ils ensemble ?
Virginie Nicolas – L’ACE et l’Unsfa en tant qu’organismes ne se connaissent pas. En revanche, les relations entre agences sont fréquentes : il existe des moments de rencontres en petits groupes qui fonctionnent bien pour développer les relations avec les architectes. Par exemple, nous aimons bien organiser des visites de nuit avec les maîtres d’œuvre, raconter notre projet et échanger nos expériences, sans fard et sans « promotion », avec un discours sans filtre. Ce sont là des procédés faciles à mettre en place et très fructueux. Et c’est quelque chose qui peut se déployer à l’échelle nationale : l’ACE pourrait par exemple inviter les architectes aux événements qu’elle organise en région, ce qui permettrait aux uns et aux autres de se mettre au courant de ce que nous faisons.
Jean-Michel Woulkoff – C’est souvent la vision commune de nos deux métiers qui donne toute la pertinence à ces rencontres, et sur lesquelles on peut bâtir des méthodologies.
Comment imaginez-vous la lumière de demain ?
Virginie Nicolas – Je répondrai plus à titre personnel qu’au nom de l’ACE. J’aimerais que la lumière de demain apporte de la douceur dans notre quotidien, beaucoup plus qu’aujourd’hui. Avec les led est arrivé le changement de couleur facile, parfois sans discernement, mais aussi un engouement pour un éclairage domestique plus créatif. On peut faire de très beaux dégradés, des atmosphères délicates avec peu de moyens… La qualité d’ambiance lumineuse ne doit pas rester un luxe de grands hôtels et de beaux restaurants. Il faut y passer un peu de temps, y mettre du cœur.
Jean-Michel Woulkoff – La lumière de demain, c’est sans doute la pertinence de l’usage ; elle doit s’inscrire dans une notion de frugalité. Ne pas en avoir n’est pas gênant, des niveaux faibles d’éclairement peuvent être reposants. La lumière de demain est peut-être celle qui procure un bien-être et apporte une certaine forme de sensualité.
Propos recueillis par Isabelle Arnaud