Avec le développement des solutions connectées, le bâtiment vit de réelles mutations dans sa conception et plus tard dans son exploitation et ses usages. La réglementation oblige désormais les acteurs du bâtiment à se saisir des solutions de gestion pour améliorer la performance énergétique du parc. Deux points de vue viennent mettre en lumière la transition énergétique et numérique des bâtiments. Anne-Françoise Jumeau, architecte DPLG, co-fondatrice de Périphériques et de l’agence Anne-Françoise Jumeau architectes a reçu le prix Femme Architecte 2021 décerné par l’Association pour la Recherche sur la Ville et l’Habitat (ARVHA). Prudence Soto est directrice générale de Sauter Régulation SAS, fabricant de solutions de gestion des bâtiments et co-fondatrice du Club des femmes de la Construction. Elles reviennent sur les principaux enjeux d’économies d’énergie dans le parc français et sur les leviers d’amélioration reposant sur les solutions numériques.
Quel est votre constat sur l’avancée de la performance énergétique et environnementale du parc tertiaire et résidentiel collectif français ?
Anne-Françoise Jumeau – En tant qu’architectes, ces sujets occupent une place de plus en plus importante dans notre travail. Nous devons composer avec de nombreux cadres réglementaires et des cahiers des charges de plus en plus complexes, avec des maîtres d’ouvrages qui ne perçoivent pas toujours les implications techniques et économiques des ambitions qu’ils affichent. Les exigences sont parfois contradictoires. La conception et la construction d’un bâtiment mobilisent aujourd’hui des ressources et des savoir-faire toujours plus importants et variés.
Prudence Soto – De notre côté, nous constatons une réelle prise de conscience de toute la chaîne de décision. Ces sujets sont maintenant ancrés dans les stratégies d’entreprise des donneurs d’ordres. Nos clients industriels, exploitants et maîtres d’ouvrages sont tout à fait conscients des enjeux. Mais nous observons encore un fossé entre la volonté des acteurs et la réalité du terrain. Certains profils de maîtres d’ouvrages sont plus sensibles, notamment les acteurs qui combinent les activités de promotion immobilière, de propriétaires et de gestionnaires, pour lesquels la performance énergétique et environnementale de leurs parcs est identifiée comme stratégique depuis plus d’une dizaine d’années.
Certains secteurs accusent-ils plus de retard ?
Anne-Françoise Jumeau – Globalement, le secteur de la construction offre beaucoup de résistance au changement. Compte tenu des responsabilités en jeu, les investisseurs, les prescripteurs et les constructeurs ne sont pas vraiment enclins à l’expérimentation et à la prise de risque. Le recours aux techniques conventionnelles et aux solutions techniques éprouvées reste souvent privilégié. Les bâtiments ne sont pas vus comme des objets technologiques qui doivent impérativement être à la pointe de l’innovation.
Prudence Soto – Les petits bâtiments diffus et les propriétaires de petits bâtiments sont beaucoup moins au fait de ces enjeux, nous le constatons. Tout comme les communes et les bâtiments publics en général, car la performance énergétique et environnementale représente des investissements lourds. Les enjeux électoraux n’aident pas à faire avancer les dossiers.
Le numérique est un formidable outil pour rendre l’intervention humaine plus pertinente, mais ne peut en aucun cas la remplacer.
Prudence Sotto
Ces aspects sont-ils une priorité pour les donneurs d’ordres publics et privés ?
Anne-Françoise Jumeau – Pour les donneurs d’ordres publics, c’est indubitable. Les programmes des maîtres d’ouvrages publics intègrent désormais systématiquement des exigences fortes en matière de performance énergétique et souvent une composante environnementale. Pour les donneurs d’ordres privés, qui mesurent davantage l’impact financier de ces orientations, le constat est plus nuancé. Réduire les consommations d’un bâtiment reste pour un exploitant une perspective intéressante, mais pas à n’importe quel prix.
Dans quelle mesure les dispositions prises ces dernières années et ces derniers mois vont-elles permettre d’atteindre les objectifs de réduction des consommations énergétiques et des émissions de gaz à effet de serre (GES) prévus par la loi de transition énergétique pour la croissance verte ?
Prudence Soto – Certains sujets réglementaires ont permis de booster les projets : la communication autour du décret tertiaire, la cinquième période des CEE, le décret BACS. Notamment, la nouvelle fiche GTB des CEE qui intègre la fonction « éclairage ». Le décret BACS, même s’il est moins connu sur le terrain est un véritable outil pour accompagner les maîtres d’ouvrages à atteindre les enjeux du décret tertiaire. Concernant le plan de relance porté par le gouvernement, nous constatons une certaine inertie. Les projets sont bel et bien identifiés, leur mise en œuvre prend du temps. Pour que ces sujets s’imposent, il faut des maîtres d’ouvrages investis et qu’ils aient les moyens de les mettre en œuvre. Nous sentons un élan, la concrétisation se fera dans le temps. Ces sujets soulèvent de nombreuses questions chez les maîtres d’ouvrages. D’autres aspects freinent la dynamique à l’œuvre, notamment les pénuries de matières premières dans la filière et les hausses de prix qui sont liées.
Grandes oubliées des réglementations ces dernières années, les solutions de performance énergétique dites actives arrivent aujourd’hui en force dans les textes de loi, notamment dans le décret tertiaire, le décret BACS et la RE2020. Quelles sont les opportunités offertes par les solutions de pilotage du bâtiment ?
Anne-Françoise Jumeau – Dans le cadre de notre activité, nous avons toujours privilégié les solutions passives. Nous aimons concevoir des bâtiments faciles à vivre, donc faciles à exploiter et à entretenir. Les systèmes doivent rester simples, simples à mettre en œuvre par les entreprises et à piloter pour l’exploitant. Les systèmes offrent aujourd’hui des potentialités infinies, alors qu’en réalité l’utilisateur final n’a besoin que de quelques fonctionnalités qu’il convient de bien cerner.
Une véritable émulation s’observe sur le marché des solutions numériques pour les bâtiments, avec l’arrivée de géants du digital et de startup. Les bâtiments connectés sont-ils un moyen d’atteindre les objectifs de performance énergétique ?
Anne-Françoise Jumeau – Cela dépend des cas. Il y a des opérations pour lesquelles c’est adapté et d’autres non. Cela dépend du programme, de la taille et de la nature du bâtiment, mais également de la façon dont il sera utilisé et exploité. Il n’y a pas de solution globale. Faire œuvre d’architecture, c’est travailler au cas par cas.
Prudence Soto – Les bâtiments connectés et leurs portails d’accès aux données permettent un meilleur usage du bâtiment, or, c’est une des clés de la performance énergétique. Avant l’arrivée des solutions numériques, certains outils existaient déjà. Les solutions digitales permettent une gestion plus fine et les solutions aux protocoles ouverts sur réseau IP garantissent l’interopérabilité entre les différents systèmes du bâtiment. Pour réaliser des actions de performance énergétique, les gestionnaires souhaitent avoir accès à des rapports simples qu’ils peuvent analyser visuellement pour comprendre les consommations de leurs bâtiments, comme la visualisation de la production de chaud et de froid selon les heures de la journée et la température extérieure. Une visualisation claire permet d’agir rapidement sur les fonctionnements anormaux et aide les gestionnaires à se poser les bonnes questions. Je pense que le principal levier pour améliorer la performance énergétique des bâtiments est la prise de conscience des usagers. Il est également essentiel de disposer d’un employé ou d’un prestataire dédié sur le suivi des consommations, afin de veiller au respect des températures de consignes dans les différents espaces et au fonctionnement optimal des équipements.
L’architecture n’a pas besoin de beaucoup de technologie pour être soucieuse de l’environnement et performante énergétiquement.
Anne-Françoise Jumeau
Selon vous, quelles technologies offrent le meilleur potentiel pour améliorer la performance énergétique et environnementale (BIM, IA, IoT…) ?
Prudence Soto – Les réseaux IP couplés au protocole BACnet/IP sont à nos yeux la technologie la plus souple. L’internet des objets permet des retours d’informations cruciaux pour suivre le fonctionnement des équipements. Le jour où le BIM niveau 7 (BIM Gestion exploitation maintenance) sera intégré aux GTB, il sera possible d’aller beaucoup plus loin. L’intelligence artificielle offre également un formidable potentiel pour effectuer un suivi et des corrections en temps réel, selon les besoins du bâtiment et les facteurs extérieurs.
Anne-Françoise Jumeau – L’architecture n’a pas besoin de beaucoup de technologie pour être soucieuse de l’environnement et performante énergétiquement. L’architecture bioclimatique existait avant internet et on n’a pas attendu l’ordinateur pour construire des bâtiments aux formes incroyablement complexes.
Quel est selon vous le bon dosage de numérique et d’intervention humaine pour gérer au mieux un bâtiment ?
Prudence Soto – L’intervention humaine est au cœur des enjeux. Le numérique est un formidable outil pour rendre l’intervention humaine plus pertinente, mais ne peut en aucun cas la remplacer.
Anne-Françoise Jumeau – Le bon dosage, c’est l’intelligence humaine et son pouvoir de création qui l’ajustent et qui utilisent le numérique afin de concevoir, réaliser et exploiter un bâtiment.
Comment éviter les effets rebonds ?
Anne-Françoise Jumeau – En prônant avant tout la sobriété.
Prudence Soto – Je pense qu’il est important de toujours revenir aux fondamentaux et déterminer précisément les objectifs du maître d’ouvrage pour savoir comment y répondre. À mon sens, il est préférable d’opter pour des solutions simples au départ du projet, puis d’ajouter des fonctions adaptées aux nouveaux besoins et aux usages identifiés. Pour l’ensemble de la filière, le rôle de conseil est essentiel. Enfin, les différents acteurs doivent échanger et connaître les contraintes de chacun pour aller dans le même sens afin de répondre aux objectifs du maître d’ouvrage.
Comment engager les acteurs du bâtiment dans la mise en œuvre de solutions performantes et comment les sensibiliser à la réduction de l’empreinte carbone de leurs actifs ?
Prudence Soto – Chez Sauter Régulation SAS, nous organisons des webinaires sur le sujet, notamment pour présenter les retours d’expériences de nos clients. Nous invitons également nos clients sur des sites que nous avons équipés, comme le « Schlumberger Riboud Product Center » à Clamart (92). Sur ce site, une startup française (Celsius Energy), spécialisée dans le chauffage et la climatisation des bâtiments par géo-énergie, a mis au point une solution pour aider à réduire les émissions de CO2, réaliser des économies d’énergie et augmenter la valeur d’un bien immobilier. L’objectif est de faire comprendre très concrètement à nos clients les bénéfices qu’apportent nos solutions de gestion du bâtiment et donner la preuve de la réduction de la facture énergétique. C’est également une possibilité de faire se rencontrer les maîtres d’ouvrages et de créer un échange entre eux, ce qui favorise les bonnes pratiques.
Anne-Françoise Jumeau – Le politique est là pour nous rappeler les enjeux et mettre en place les obligations. D’un point de vue pratique, il faut mettre à la disposition des acteurs de la construction des outils de conception, de simulation et d’évaluation simples. Il faut éviter l’excès de technicité et ne pas laisser ces sujets de société aux mains des seuls spécialistes.
La question de la formation est essentielle pour mener à bien la transition énergétique. Quelles actions menez-vous dans ce sens ?
Anne-Françoise Jumeau – Les architectes sont des généralistes. Ils savent peu de chose sur de nombreux sujets. Ils sont supposés être en contact avec tous les intervenants de l’acte de construire, du donneur d’ordre à l’exécutant. À ce titre, ils sont bien placés pour sensibiliser l’ensemble des acteurs.
Prudence Soto – Sauter Régulation SAS est agréé organisme de formation depuis plus de 20 ans. Nous formons nos clients à la bonne utilisation de nos équipements et au réglage des régulations. Nos équipes veillent à sensibiliser les clients aux bons usages, qui rendent possibles les économies d’énergie. Cependant, nous constatons, et nous vivons au quotidien, une pénurie de main-d’œuvre. Il me semble que la filière n’est pas valorisée à son juste niveau et qu’il est essentiel de donner une meilleure image des métiers du bâtiment. Toutes les entreprises recrutent et cherchent des talents. Pour trouver des profils, nous sommes en lien régulier avec des universités.
Quels profils manquent aujourd’hui dans le secteur du bâtiment ?
Anne-Françoise Jumeau – Les questions environnementales et énergétiques sont des questions transversales qui impactent tous les corps de métiers et les savoir-faire. Globalement, c’est l’ensemble des corps de métiers qui doit être mieux sensibilisé et formé à ces questions. On ne peut plus se contenter d’être spécialiste en un domaine unique.
Prudence Soto – Toute la chaîne est impactée. Les pénuries se retrouvent chez tous les acteurs de l’acte de construire, notamment dans les métiers les plus qualifiés, qu’il s’agisse de techniciens ou d’ingénieurs. Je pense qu’il en est de même pour les métiers moins qualifiés, qui sont essentiels à la filière. Pourtant, notre domaine est réellement passionnant pour les amateurs de technologies.
Le recyclage des déchets de second œuvre est aujourd’hui un enjeu essentiel pour réduire l’empreinte carbone des bâtiments. Quelles initiatives menez-vous sur ces sujets ?
Anne-Françoise Jumeau – L’utilisation de matériaux recyclés ou de matériaux naturels pose de nombreuses difficultés réglementaires et suppose un engagement fort de la part des maîtres d’ouvrages. Ces derniers doivent être moteurs. Nous les suivrons.
Prudence Soto – Nous travaillons depuis 2014 avec ESR (Ecosystem-Récylum) pour le recyclage de nos équipements. Ils organisent la collecte, la dépollution et le recyclage des équipements électriques. Et afin d’éviter de générer des déchets inutiles, la politique du groupe Sauter est d’intégrer la notion de compatibilité de toute nouvelle gamme d’automates avec la précédente. Ce qui permet aussi de sécuriser les investissements pendant l’ensemble du cycle de vie des bâtiments.
Pour finir, ce numéro de j3e, comme c’est le cas tous les deux ans, donne la parole aux expertes du bâtiment et de l’énergie. Quel est votre ressenti sur la place des femmes au sein de ces filières, traditionnellement très masculines ?
Prudence Soto – Je pense que ce sont véritablement les enjeux de performance énergétique et du développement durable au sens large d’attirer davantage de profils féminins dans les filières techniques. Elles sont plus nombreuses à présent. Toutefois, nous recevons toujours beaucoup moins de CV de femmes que d’hommes. Les effectifs sont une photographie de la société. Cela nous donne conscience qu’il est nécessaire de communiquer sur les métiers du bâtiment. Nous avons recruté quatre techniciennes en l’espace d’un an, ce qui est une grande fierté pour nous. Par ailleurs, nous constatons que les grands groupes ont intégré à leur politique de ressources humaines le recrutement de femmes aux postes de direction.
Anne-Françoise Jumeau – L’apprentissage de l’architecture et celui de l’ingénierie se sont certes fortement féminisés, mais les agences et les bureaux d’études restent encore rarement dirigés par des femmes. Le monde de la construction en général et le chantier restent à ce jour un univers essentiellement masculin. Là encore, le bâtiment fait de la résistance. Dans les bureaux d’études et au niveau de l’encadrement sur les chantiers la part de femmes s’accroît très lentement.
Comment accélérer le mouvement ?
Prudence Soto – Toutes les actions de communication sont les bienvenues. Nous intervenons dans les écoles et nous participons notamment aux journées « FIRST » (Femmes et Ingénieures – Réussir en Sciences et Technologies), organisées par l’Upsti. L’association « Elles bougent » participe à ce mouvement, avec « l’ambition de renforcer la mixité dans les entreprises des secteurs industriels et technologiques ». Toutes ces actions visent à sensibiliser les étudiantes grâce à des retours d’expériences de professionnelles. Je pense qu’il est important que les femmes, notamment les plus jeunes, puissent s’identifier. Pour cela, il conviendrait de les mettre à l’honneur tout au long de l’année dans chacun de vos numéros. Je suis très confiante pour la suite et je suis certaine que ces enjeux vont bouger avec les nouvelles générations.
Anne-Françoise Jumeau – C’est un mouvement de fond de la société, mais il est bien de montrer des exemples. Le Prix Femme Architecte 2021 de l’Arvha (Association pour la recherche sur la ville et l’habitat) que je viens de recevoir participe à cette visibilité et permet d’inspirer les jeunes générations.
Propos recueillis par Alexandre Arène