D’abord vertes et bleues, elles sont aussi dorénavant noires, ces trames qui s’articulent au coeur des schémas directeurs d’aménagement lumière. Pour les non-spécialistes, voilà de quoi en perdre son latin… Mais pour Roger Narboni, concepteur lumière, Concepto, précurseur en la matière, tisser l’ombre et la lumière dans le respect des espèces végétales et animales se généralise, comme il l’explique dans cet article.
Concepto a étudié plus d’une quinzaine de sites avec une approche de trame noire, en France (Annecy, île de Nantes, Lille, Lorient, Rennes, Campus Paris Saclay), et à l’étranger (site archéologique d’AlUla en Arabie saoudite, Jérusalem en Israël, Hangzhou, fleuve Qiantang, parc national de Changli, Chengdu, en Chine, Medellín en Colombie, Fribourg en Suisse). Dernière minute : Concepto vient d’être retenue pour l’étude de la Ressource Nuit dans le Parc naturel régional de l’Aubrac…
En 1988, Concepto réalisait la mise en lumière d’une rivière, la Sèvre niortaise, au centre-ville de Niort. À l’époque, les questions environnementales et de préservation de la biodiversité, les problématiques énergétiques n’étaient pas du tout d’actualité.
Mais ensuite, et dès 2003, lors de l’étude du sdal du grand site classé de Talmont-sur-Gironde en Charente- Maritime, nous avions imaginé ce que nous avions appelé alors un plan d’obscurité pour ce village très touristique de 150 habitants, situé en bordure de l’estuaire de la Gironde, afin de préserver au mieux l’environnement et la pénombre alentour tout en requalifiant avec simplicité les ambiances nocturnes des ruelles.
En 2004, pour la mise en lumière de la Garonne en centre-ville de Toulouse, la nouvelle loi sur l’eau nous obligeait à établir, avec l’aide de biologistes, une étude d’impact sur la faune et la flore du fleuve, des éclairages artificiels proposés pour valider la mise en œuvre de ce projet, qui fut ensuite réalisé en 2005. Ce fut pour nous, au sein de Concepto, la genèse de notre prise de conscience.
La genèse
Le premier Grenelle de l’environnement en 2007 et les suivants, ainsi que les nombreuses commissions de travail et de préparation des arrêtés et des décrets sur les nuisances lumineuses auxquelles j’ai participé en tant que représentant de l’ACE m’ont fait prendre alors conscience de l’importance des sujets environnementaux pour notre profession et de l’impérieuse nécessité de s’en emparer pour éviter que d’autres (astronomes amateurs, biologistes et écologues) ne décident à notre place des prescriptions à établir en termes d’éclairages publics durables.
La mise en place des trames vertes et bleues (TVB) en 2009, la montée en puissance de l’enjeu biodiversité en France avec la prise en compte de ses nombreuses trames et sous-trames, m’a conforté dans l’idée qu’il fallait se préoccuper de la dimension nocturne de ces défis, en établissant dans nos études des plans de sauvegarde et de mises en place de l’obscurité en ville et en zone périurbaine, à la fois géographiques et temporels. En 2010, lors de l’étude du sdal de Jérusalem, nous avions proposé de redéfinir et d’améliorer l’obscurité dans la ceinture verte en développement autour de la vieille ville, afin de constituer un écrin noir susceptible de valoriser par contraste les futures illuminations des remparts.
En effet, depuis 1987, année où nous avons inventé l’urbanisme lumière et développé la méthodologie des sdal, nous avons réalisé à ce jour plus de 150 études de ce type, qui nous ont naturellement et progressivement interrogés sur les rapports à inventer entre lumière et obscurité dans et autour des villes. La ville de Rennes avait lancé en 2009 un plan climat pour une réduction de 20 % de sa consommation électrique liée à l’éclairage public à échéance 2030. Elle avait donc souhaité se doter d’un sdal pour mettre en œuvre cette nouvelle stratégie. Dans le programme de cette consultation, la ville souhaitait que les candidats puissent étudier les opportunités d’éclairer ou de ne pas éclairer certaines parties de la ville.
Déclarés lauréats de cette consultation en 2011, nous avons organisé des ateliers de concertation et des parcours nocturnes exploratoires avec des habitants des douze quartiers de Rennes, et découvert leur constat du « trop d’éclairage en ville » et leur désir de préserver l’obscurité dans les grands espaces naturels. Nous avons donc réfléchi et développé une approche soustractive innovante que nous avons alors dénommée Trame noire, basée sur la création d’un plan de préservation de l’obscurité, capable de se décliner sur l’ensemble de la ville. L’idée était, à l’époque, en s’appuyant sur la TVB existante de Rennes, d’en étudier l’aspect nocturne.
Cette trame noire, approuvée comme le sdal par les élus en 2012, est dorénavant appliquée et s’impose à tous les maîtres d’oeuvre et maîtres d’ouvrage publics ou privés travaillant sur la ville.
L’heure de la maturité
Depuis, nous intégrons systématiquement une trame noire à toutes nos études de sdal et de mises en lumière de sites de grandes dimensions basée sur l’équilibre comme sur les rôles respectifs que doivent tenir l’éclairage et l’obscurité en ville.
Aujourd’hui, il existe de nombreuses définitions et interprétations de la notion de trame noire, qui est parfois aussi dénommée trame nuit, trame sombre ou trame nocturne.
Selon les programmes des collectivités locales et territoriales, la trame noire est étudiée spécifiquement par des biologistes, par des bureaux d’études écologues, ou dans le cadre de l’élaboration d’un sdal par des agences de conception lumière.
Pour les biologistes et les écologues, la trame noire détermine des corridors écologiques caractérisés par une certaine obscurité et empruntés par les espèces nocturnes. Elle vise à lutter contre la pollution lumineuse qui influence négativement les espèces animales et menace la biodiversité.
Mais leur regard sur l’éclairage public est souvent biaisé par le prisme unique et réducteur de cette préservation nocturne des espèces animales et végétales.
Et l’on constate dans les études qu’ils réalisent que les recommandations en éclairage sont basiques et uniquement centrées sur la biodiversité, en excluant la rénovation des autres éclairages (y compris dans les différents quartiers), d’où un problème d’acceptation sociale et un danger d’appauvrissement des ambiances lumineuses nocturnes urbaines.
La question des temporalités d’éclairage en fonction des usages, des activités nocturnes, des périodes de la nuit et des saisons est relativement peu abordée par ces études, trop centrées sur la présence ou l’absence des espèces animales.
Certaines trames noires déjà étudiées par des collectivités territoriales ou des parcs naturels régionaux nécessitent donc ensuite et a posteriori des études de sdal pour rééquilibrer les propositions d’éclairage et rendre cohérentes les ambiances nocturnes à l’échelle de la commune ou du maillage des bourgs dans ces territoires ruraux de grande dimension.
Cette stratégie de préservation et d’aménagement de l’obscurité ne doit donc pas se faire aux dépens de la qualité de vie nocturne des citadins ni des activités humaines nocturnes, résidentielles, commerciales ou de loisirs.
Pour que la trame noire soit comprise et acceptée par les riverains, les habitants et les visiteurs, il faut mettre en place une information, une pédagogie de la nuit et une concertation qui permettront la circulation nocturne des citadins en toute sécurité.
Ce travail éducatif doit être mené sur le long terme en effectuant des expérimentations sur les périodes d’extinction ou de gradation, mais aussi sur les types de traitement de sol, les bordures des chemins, les aménagements qui permettent un repérage par contraste dans de très faibles niveaux d’éclairement.
Un diagnostic spécifique préalable
L’étude d’une trame noire sur un territoire donné implique de bénéficier d’un inventaire diurne et nocturne des espèces animales et végétales présentes, classées en fonction de leur photosensibilité, qu’il faut coupler avec un diagnostic technique et sensible des éclairages existants : orthophotographie nocturne du site, cartographie et recensement des sources lumineuses publiques avec toutes leurs caractéristiques techniques, cartographie de la pollution lumineuse émise vers le ciel, qualité du ciel nocturne au-dessus du territoire, analyse nocturne sensible des ambiances lumineuses.
Une méthodologie d’étude dédiée
En s’appuyant sur les études et les cartographies de la TVB d’un territoire, il s’agira d’abord d’identifier les corridors écologiques, puis de répertorier et cartographier les espaces naturels (forestier, agricole ou de loisirs) et sensibles (zones inondables, sites d’intérêt écologique et boisements) ainsi qu’en ville les bâtis pouvant abriter des espèces animales.
Les rivières et les plans d’eau, les parcs et jardins, les friches urbaines, les faisceaux de voies ferrées, les campus, les secteurs hospitaliers ou administratifs sont également signalés sur cette carte.
Enfin, les zones d’activité, industrielles et commerciales, les grands parcs de stationnement ouverts ou semi-couverts sont aussi inventoriés.
À partir du recensement de la faune et de la flore des espèces nocturnes, la trame noire sera organisée et développée en fonction des différentes périodes nocturnes et saisonnières, adaptées au territoire étudié. Chaque secteur, différencié selon le type d’espace public et sa proximité avec une zone sensible, va faire l’objet de préconisations d’éclairage et de prescriptions lumière appropriées pour définir :
- les horaires et les périodes d’extinction des éclairages publics,
- les niveaux de gradation des éclairages publics en service, lorsqu’ils ne peuvent pas être éteints, et les plages horaires recommandées,
- les niveaux d’éclairement maximum générés par ces éclairages (pour les voies et espaces piétons, les niveaux d’éclairement les plus bas des normes européennes seront recommandés),
- les spectres des sources d’éclairage afin de minimiser au maximum leur impact sur la biodiversité nocturne,
- les typologies d’éclairage (hauteur de feu, espacement des luminaires, orientation du flux lumineux),
- les flux lumineux des appareils d’éclairage (qui devront être cadrés sur les surfaces horizontales et verticales à éclairer),
- le confort visuel,
- le type de commande des éclairages (forcés par les services techniques ou à la demande des passants, par interrupteur, par détecteur de présence, interactive).
En complément, les illuminations des édifices situés en rive de la trame noire font l’objet d’un cahier des charges strict et précis qui encadrera leur image nocturne. Pour ceux situés en trame noire, les illuminations seront proscrites. C’est ce travail technique, fin et complexe, qui garantira le meilleur équilibre entre qualité de vie nocturne pour les humains et préservation maximale de la faune et de la flore.
Le futur des trames noires
Lorsque l’obscurité ne sera plus systématiquement synonyme de frayeurs irrationnelles ou de sentiments d’insécurité, de nouveaux scénarios urbains pourront être alors imaginés en réponse aux crises énergétiques, à la volonté mondiale de lutter contre le changement climatique et de réduire la pollution de l’air, afin d’expérimenter une redécouverte de la nuit en ville et l’invention de nouvelles manières d’éclairer qui respectent l’obscurité et préservent la biodiversité.
Les zones d’obscurité pourront alors s’étendre progressivement pour contenir et délimiter la nuit les îles lumineuses formées par les mégalopoles. Ces nouveaux grands territoires obscurs permettront à l’œil humain de développer et de redécouvrir de nouvelles capacités visuelles nocturnes, ce qui encouragera les citadins à se réadapter mentalement et psychologiquement aux déambulations dans la nuit noire.
Et l’utilisation par les populations urbaines de lumières autonomes autoporteuses ouvrira la voie à un apprentissage de la nuit et à de nouvelles thérapies basées sur le plaisir d’être et de se mouvoir dans une profonde obscurité.
Roger Narboni, concepteur lumière, Concepto
À lire : « Les défis de l’éclairage public – Contexte, acteurs, stratégies et outils », par Roger Narboni et Fanny Guérard, Territorial Éditions