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Pauline MISPOULET PRÉSIDENTE DU DIRECTOIRE DU GROUPE SOCODA

C’est étonnant, ce défi après 24 ans passés au Gesec. Quel est le moteur de ce changement ?

J’ai grandi et vécu la moitié de ma vie au Gesec, cela a créé des liens très forts entre les adhérents, l’équipe et moi, auxquels je reste très attachée. Mais j’ai eu peur de m’installer dans le confort, peur de l’érosion inévitable du temps et de perdre l’énergie du changement ; d’être un jour obligée de rester parce qu’il serait trop tard pour faire autre chose, et de faire supporter cela au Groupement. J’ai vu trop d’entreprises otages d’un dirigeant qui ne sait pas partir au bon moment, je ne voulais pas en faire partie. Quand Socoda m’a sollicitée, j’étais encore loin d’être prête à partir, je commençais juste à m’y préparer, cela a été un accélérateur, mais j’ai évidemment vu cet appel comme un signe au milieu des réflexions qui étaient les miennes. Le défi est formidable parce qu’exigeant. Dans ma vie, j’ai rarement fait le choix de la facilité, et ça me va bien.

 

Socoda, c’est 7 branches professionnelles. Que représente l’électricité ?

L’électricité est en volume de chiffres d’affaires notre deuxième activité la plus importante après l’outillage professionnel. C’est une branche très active et soudée entre les adhérents, c’est également celle qui a le marché le plus challengeant. Il est à la fois très concentré (nos deux premiers concurrents font 80 % du marché et sont les 2 leaders mondiaux) et il est très exigeant, car ces entreprises développent des qualités organisationnelles, managériales et commerciales vraiment remarquables. C’est en quelque sorte la branche pionnière sur un certain nombre de sujets, qui permet d’éclairer d’autres branches qui vivent une compétition moins exigeante… pour le moment. L’électricité et ses dérivés (le CVC) est aussi celle que je connais le mieux, pour avoir été la cliente de la distribution pendant des années.

Le plus gros réseau de distribution mondial a présenté de très nombreuses innovations. Comment Socoda peut-il s’adapter ?

Socoda peut innover de nombreuses façons, l’innovation n’est pas seulement technologique, ni uniquement à relier aux produits. Socoda est, dans le domaine de l’électricité, une alternative indispensable pour les fabricants comme pour les clients dans un marché extrêmement concentré. Nos entreprises n’ont rien à envier à nos confrères quant à leur capacité à offrir au marché des produits innovants, car nous sommes une organisation en circuit court, et agile. Notre centre de gravité décisionnel est très proche des clients, cela nous assure une réactivité très forte pour décider de mettre en vente tel ou tel produit, en tester l’efficacité commerciale ou la fiabilité technique. Socoda doit plus que jamais être le plus court chemin entre un industriel et un client, et permettre de raccourcir le délai de mise sur le marché des produits innovants.

Dès lors, notre réseau est un laboratoire, bien entendu ; à l’évidence, les enjeux du digital et de la logistique changent de taille, et les indépendants se doivent d’être de plus en plus solidaires pour être capables de relever ces défis d’investissement, au niveau global. Et au niveau local, notre connaissance fine de nos clients, notre capacité à développer des services sur mesure l’adaptabilité de nos plans de vente à leurs besoins, notre réactivité, sont autant de raisons pour lesquelles nous restons compétitifs et performants.

 

La digitalisation du parcours d’achat est enclenchée. Que proposez-vous ? Au-delà du parcours d’achat, en termes client.

Nous avons historiquement construit notre métier de distributeur autour de notre rapport aux fournisseurs, sur l’achat, bien plus que sur l’aval, le client. Le marketing client est quelque chose de relativement nouveau, et parfois les industriels sont allés plus vite que la distribution dans cette voie. Approcher son métier par le client est une nécessité qui oblige à un effort considérable de pensée, une sorte « d’australothérapie » (voir la carte du monde avec l’Australie au Nord). Partir de l’expérience client, de sa réalité de vie professionnelle et des évolutions de son métier, pour construire une réponse et y associer des fabricants est une démarche nouvelle dans laquelle nous nous engageons, sachant que la transformation digitale a déjà commencé. En effet, depuis 2 ans Socoda porte des efforts considérables sur la construction d’éléments structurants pour la digitalisation, et notamment l’élaboration d’un PIM portant près de 5 millions de produits en cours d’achèvement. Ensuite, nous offrons des solutions clés en main et adaptables à nos adhérents pour créer ou moderniser leurs e-shops. Enfin, nous enclenchons un vaste projet EDI d’amont en aval pour fluidifier les échanges et réduire les coûts de transaction entre les acteurs de la filière, ce qui est un gage de productivité indispensable pour tous. Et une fois que nous avons dit cela, il n’y a aucune révolution ni innovation, juste une adaptation normale. Ce qu’il y aura de nouveau à partir de 2021, ce sera de nouveaux outils entre les mains de nos clients, mais il est trop tôt pour en parler.

 

Socoda étant un groupement, peut-il encore gagner en productivité, avec notamment la digitalisation en achat groupé ?

Le groupement Socoda est encore peu digitalisé dans son fonctionnement interne, et les possibilités d’amélioration sont largement ouvertes, pas seulement pour les achats groupés. La première richesse d’un réseau, c’est le réseau lui-même, qui possède une expérience et une intelligence systémique forte, que le digital permet de révéler et dynamiser. L’EDI va aussi considérablement améliorer la fiabilité et la traçabilité des flux entre nos fabricants et nos distributeurs, et donner des capacités nouvelles de compréhension et d’analyse de nos affaires. La raison d’être économique d’un groupement c’est la création de valeur pour ses adhérents et pour ses fournisseurs. Nous devons donc maximiser nos ressources (temps, argent, intelligence) dans cet objectif, et comme toute entreprise, faire la chasse aux gaspillages de temps, aux gestes inutiles ou inintéressants.

 

 

Quels sont vos atouts logistiques par rapport à la concurrence ?

L’enjeu logistique a changé d’échelle avec le digital et l’entrée de nouveaux acteurs avec des moyens considérables en la matière. Aujourd’hui, notre atout majeur c’est notre stock à J0, la compétence technique sur le terrain indispensable à nos métiers, la flexibilité des plans de vente. Mais nous savons aussi que cela n’est plus suffisant, et que la marche à franchir pour rester compétitif est importante et indispensable. La logistique n’est pas un sujet qui s’aborde isolément, il est directement lié aux plans de vente, à la digitalisation des flux, au pricing, nous avons une réflexion holistique de ces sujets pour avoir une réponse stratégique cohérente.

 

Est-ce qu’un groupe familial peut faire le poids face à des groupes mondiaux ?

Isolément, cela devient de plus en plus difficile effectivement, et c’est tout l’intérêt de faire partie d’un groupement. Cela doit permettre d’atteindre collectivement des tailles critiques, tout en gardant son âme d’entrepreneur. Regardez dans d’autres univers, comme la distribution alimentaire, les indépendants ont repris le leadership de ce marché et les groupes intégrés sont à la dérive. Il n’y a aucune fatalité structurelle à rester indépendant, mais il y a des conditions pour rester sur un marché qui deviennent indispensables. La fragilité ce n’est pas d’être indépendant, c’est de croire que les clés de la réussite d’hier ouvrent les portes de demain. La vulnérabilité, c’est se tromper d’ennemi et donc mener les mauvaises batailles, ou de se croire invincible pour se rassurer. L’indépendant n’est absolument pas en danger de façon statutaire ou structurelle, il l’est potentiellement dans l’esprit, dans la mauvaise compréhension de ce qui se joue pour son entreprise, dans l’incapacité à jouer collectif, et plus personnellement pour le dirigeant dans les peurs ou les illusions qu’il n’arrive pas à surmonter. C’est la formidable aventure des groupements que d’écrire une histoire ensemble, qui rende plus fort et plus audacieux par la solidarité, tout en respectant la liberté existentielle de l’indépendant.

 

Philippe de Beco était précurseur, avec l’écologie au cœur de la stratégie de Socoda. Qu’en reste-t-il ? Comment cela se traduit-il au quotidien ?

Tout le travail de Philippe reste intact, car il a insufflé une vraie culture au sein de Socoda, autour de la gestion des déchets, et du mécénat social particulièrement. La crise que nous traversons avec le coronavirus est un révélateur extraordinaire du temps présent. Une sorte de pause gigantesque pour nous regarder vivre, nos conditionnements, nos limites de pensées, nos fausses urgences et nos vraies priorités, nos choix et nos fuites professionnelles ou personnelles… Nos économies vont payer très cher cet apprentissage du changement de paradigme, pour qu’enfin l’environnement et la société soient à parts égales avec l’économie dans l’équation des entreprises et de l’État. J’ai la sensation (et ce n’est rien de plus, car qui peut dire ?) qu’après le dégel du confinement, la biodiversité économique va se déconstruire, et va se réinstaller différemment. Nous ne sommes pas à la fin du monde, mais à la fin d’un monde. Nous sommes dans un modèle séculaire, très résilient, qui permet d’avoir pleine confiance sans certitude.

 

Quelle place joue l’humain et la proximité pour un groupement qui pèse 3 milliards d’euros par an ?

Le poids d’un groupement n’est pas très important, ce qui compte vraiment c’est sa puissance. Vous pouvez faire 120 kg en étant obèse ou 120 kg en étant Jonah Lomu. La puissance, c’est la quantité d’énergie qui lui donne la capacité de réfléchir, de se mettre en mouvement, sa capacité à assurer sa survie, se transformer… Cette énergie vitale du groupement est dans l’intelligence et le cœur des humains qui le composent. L’humain est l’essence même d’un groupement, l’économie n’est qu’une conséquence. Le plus grand apprentissage de mon expérience jusqu’à présent, c’est à quel point les dimensions humaines (facteurs psychologiques, individuelles et systémiques) influencent les décisions et la performance de l’entreprise. L’être et l’avoir sont indissociables dans l’entreprise, mais la conjugaison n’est pas simple, alors qu’aucune école ne prépare réellement à ces aspects du métier de manager ou de dirigeant. Nous sommes dans une culture qui valorise encore beaucoup les sciences du tableau Excel, qui croisent de moins en moins les aspirations de la nouvelle génération. Nos jeunes ne sont pas nous avec 20 ans de moins. Ils ont un rapport au monde différent, et c’est avec eux et pour eux que nous devons penser l’avenir.

 

Vous êtes connue pour votre pugnacité et votre tempérament. Pourquoi ne pas avoir créé votre entreprise ?

Je ne sais pas pourquoi vous dites ça 😉 Je vais vous raconter une petite histoire : Mon père avait créé son entreprise avec ma mère quand j’avais 11 ans. Avec ma sœur, nous avons vécu nos dîners d’enfance au milieu des retards de livraison, des chamailles de bureau ou des clients qui faisaient courir mon père à l’autre bout de la France à longueur de semaine. Quand il a failli déposer le bilan 5 ans plus tard, sur une ardoise d’un client véreux, tout s’est crispé et est devenu irrespirable dans la famille. J’aurais voulu faire quelque chose, avoir une solution, rassurer mon père défiguré par la culpabilité et la colère, tout pour éviter que la maison ne s’écroule sur ma tête, je n’ai pu que prier. Au fond, je crois que ce qui fait profondément sens dans mon métier, c’est le sentiment d’être utile à ces entrepreneurs, de les aider, d’une certaine manière, à tenir leur maison sur la tête de leur famille. J’étais rentrée au Gesec pour exercer le droit, ce que j’ai découvert et aimé c’est la gratitude d’être au service des entrepreneurs. Au fond, j’ai beaucoup d’honneur et de plaisir à contribuer à la réussite des autres. Je n’ai aucun goût pour l’effort individuel, il n’y a que le collectif qui m’intéresse et je n’ai pas besoin de posséder mon entreprise pour l’aimer et m’y investir totalement. Je ne suis pas un N° 10 dans l’âme, je préfère le banc. L’observation, la stratégie, le secret des vestiaires, la technique et le mental, emmener un collectif en s’appuyant sur des individualités fortes, partager les victoires et apprendre des défaites. Mon tempérament c’est ce qui se voit, ce qui ne se voit pas c’est la tempérance, elle est indispensable. C’est un équilibre entre la présence et le recul qui prend du temps à approcher, qui s’apprend et s’exerce jour après jour, pour l’entreprise et pour soi.

David Le Souder: Rédacteur en chef magazine Electricien+ en charge du développement de www.filière-3e.fr Dirigeant de l'agence de communication Mediaclass et responsable marketing opérationnel indépendant; Master marketing industriel. De 1998 à 2007 : responsable communication chez SICK AG De 2007 à 2009 : responsable communication chez Siemens Industry Automation and Drives Technology Depuis 2009 : responsable marketing opérationnel indépendant.