Pour commencer, pouvez-vous nous définir le BIM et ce qu’est un jumeau numérique ?
J. L.-B. – En ce qui concerne le BIM, il y a différents points de vue et donc différentes définitions. Selon nous, le BIM est un processus qui commence à la programmation d’un bâtiment et qui va jusqu’à sa déconstruction. Il s’agit donc bien d’un processus qui s’étale sur tout le cycle de vie du bâtiment. Au cours de ses différentes étapes, nous allons mettre en œuvre un certain nombre d’actions et de procédures, centrées sur l’utilisation de maquettes numériques. Ce sont des outils orientés objets, des objets qui sont donc dotés d’une certaine intelligence, auxquels nous pouvons intégrer des propriétés et qui ont des relations d’assemblage les uns avec les autres. Un jumeau numérique, ou avatar numérique, désigne la ou les maquettes numériques qui constituent l’identique du bâtiment qui va être construit. Ce qui permet de construire un avatar numérique avant la construction d’un modèle physique. Cet avatar numérique est représenté par un ensemble de maquettes, à la fois d’architecture, de structure et regroupant les réseaux des différents corps d’État techniques. Ce jumeau numérique est utilisé en phase de conception par l’ensemble des partenaires de la maîtrise d’œuvre (bureau d’architectes, bureau d’études structure et bureau d’études techniques), il l’est également par les entreprises lors de la réalisation du chantier, notamment pour la planification et le suivi de chantier et la livraison de celui-ci. Il est récupéré sous forme de DOE (dossier des ouvrages exécutés) numérique par le maître d’ouvrage ou l’exploitant pour la maintenance et l’exploitation du bâtiment.
Pouvez-vous nous détailler les différents niveaux de la démarche BIM ?
J. L.-B. – Le BIM est caractérisé par différents domaines. Le BIM 3D d’abord, est constitué de la modélisation du bâtiment, le début de constitution du jumeau numérique, auquel on intègre l’ensemble des données nécessaires, notamment la réalisation des livrables conformément à la loi MOP (n° 85-704 du 12 juillet 1985), relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’œuvre privée. Le BIM 4D induit une planification de la construction. Il s’agit d’affecter à la maquette numérique le facteur temps, ce qui va permettre à des OPC (ordonnancement, pilotage et coordination) de planifier le chantier et de réaliser la maquette numérique 4D. À chaque objet numérique sera associé un temps de livraison et de mise en œuvre sur le chantier. Le BIM 5D concerne davantage les aspects financiers du bâtiment et notamment l’estimation des coûts. À chaque objet de la maquette numérique est associé un coût. Le BIM 6D consiste à récupérer la maquette numérique dans des logiciels d’analyse énergétique, qu’il s’agisse de thermique, d’acoustique… Enfin, le BIM 7D est l’utilisation de ces mêmes maquettes numériques pour la maintenance et l’exploitation. L’avatar numérique est informé tout au long des différentes étapes du processus, de la conception à la maintenance et l’exploitation. L’information est donc intégrée au jumeau numérique, elle peut être gérée, modifiée, exploitée, et extraite selon les besoins de la maintenance.
Quelles sont les possibilités offertes par une démarche BIM ?
J. L.-B. – La mise en œuvre d’un processus BIM apporte beaucoup d’avantages pour les différents partenaires de la réalisation d’un bâtiment, en premier lieu pour le maître d’ouvrage. Tout d’abord, le respect du programme et la structuration des données. La gestion de ceux-ci, à l’image d’une vraie base de données, permet de mieux contrôler la validité et l’unicité de la donnée. L’avatar numérique ou jumeau numérique permet une plus grande aide à la décision, par la constitution de multiples variantes et donc une meilleure maîtrise des coûts. Cette démarche permet également une meilleure communication avec le maître d’ouvrage, car ce dernier a à sa disposition un avatar 3D, qui lui permet de mieux comprendre son projet, notamment par l’utilisation d’images et de vidéos. Il lui permet également de donner un meilleur aperçu du projet aux utilisateurs finaux et aux différents partenaires par l’utilisation, soit de la réalité virtuelle soit de salle immersive « cave » permettant une immersion totale dans la maquette numérique. Lors de la phase de conception, le BIM améliore la communication entre les équipes de la maîtrise d’œuvre grâce à une meilleure coordination. Auparavant, en 2D, le travail se structurait par un découpage lié aux livrables, nous travaillions indépendamment sur le plan, la coupe et l’élévation. Aujourd’hui, nous modélisons et réalisons la maquette numérique d’une façon plus en lien avec la réalité constructive du bâtiment : la personne en charge de la façade travaille sur la conception de celle-ci en aillant une vision globale du sujet à la fois sur la façade en plan, en coupe et en élévation. Les maquettes numériques remises aux entreprises passent par une première série de présynthèses effectuées par la maîtrise d’œuvre. Les avantages pour les entreprises et de façon plus générale pour le chantier sont donc liés en premier lieu à une meilleure synthèse du projet et à un travail plus précis de la cellule de synthèse. Dès le début de la phase chantier, les entreprises constituent les maquettes numériques du futur DOE BIM, qui sera livré au maître d’ouvrage. Il s’agira donc des DOE de l’avatar numérique. Le BIM 4D que nous avons cité précédemment apporte une meilleure planification du chantier permettant également de rassurer le client sur le déroulement de son chantier. La mise en place de plateformes collaboratives BIM permet également une meilleure coordination de celui-ci et une traçabilité plus fiable de toutes les étapes. Le fait que la maquette numérique soit alimentée par l’ensemble des données géométriques et alphanumériques du bâtiment, de ses équipements et mobiliers offre également une aide précieuse pour les phases de maintenance et d’exploitation. De plus en plus, l’utilisation d’objets connectés tels que les capteurs ou « sensors », faisant le lien entre le jumeau numérique et le bâtiment réel, permettent un pilotage et une gestion précise de l’ensemble.
Comment se gère un projet en BIM par rapport à un projet architectural classique ?
J. L.-B. – Nous travaillons aujourd’hui sur des logiciels orientés objets, donc la principale différence réside dans l’intelligence du projet en BIM. En effet, les données sont liées directement aux objets, ce qui permet de connaître précisément leurs caractéristiques. Les différentes propriétés sont intégrées d’abord par l’architecte, au fur et à mesure de la constitution de l’avatar, nous intégrons les propriétés de l’élément fini. N’importe quel objet de la maquette représentant un élément constructible du bâtiment ou n’importe quel équipement qui sera placé dans le bâtiment inclura des informations liées à son fonctionnement. Tous ces avantages vont dans le sens de l’amélioration de la qualité du bâtiment. Évidemment, la partie énergétique prend une part importante de cette intelligence : les capteurs intégrés au bâti et liés au jumeau numérique pourront restituer de l’information, par exemple la température d’un local, l’humidité, la lumière, le mouvement afin de définir si le local est en cours d’utilisation ou pas… Toutes les informations liées à la maquette numérique vont permettre de gérer plus précisément le bâtiment lorsqu’il sera réalisé. Le BIM améliore également la phase d’étude et de réalisation du projet : lorsque l’on travaille sur une maquette numérique, on travaille quasiment de la même façon que lors de la construction du bâtiment. Il s’agit d’une manière différente de concevoir et de dessiner le projet.
Les projets faisant appel au BIM sont-ils davantage collaboratifs ?
J. L.-B. – Cet aspect collaboratif est considérablement simplifié lorsque les outils mis à disposition par le BIM sont mis en œuvre et adoptés par les parties prenantes. Dans les faits, les différents partenaires d’un projet ont des niveaux de maturité et d’adoption très différents. Certains maîtrisent parfaitement l’utilisation des maquettes et leurs fonctionnalités les plus avancées, quand d’autres sont un peu plus en retard. Nous sommes dans une phase de transition, et ce sujet avance et évolue petit à petit. Nous ne pouvons pas dire aujourd’hui que le processus sur l’ensemble de nos projets permet un niveau de collaboration idéal. Mais dès lors que les outils seront correctement maîtrisés par l’ensemble des acteurs, cela facilitera considérablement la collaboration. D’autant qu’il existe aujourd’hui des plateformes collaboratives qui prennent une importance de plus en plus grande sur la structuration de cette collaboration. Il s’agit de véritables plateformes BIM qui se mettent en place. Elles permettent non seulement le dépôt des maquettes, la visualisation de celles-ci, le versioning (la gestion des différentes versions) de ces maquettes, la comparaison des versions, mais aussi de modéliser et de travailler directement sur la plateforme et de les partager avec des partenaires suivant la phase du projet. Sur plusieurs de nos projets, des partenaires de la maîtrise d’œuvre tels que le bureau d’études structure, l’économiste ou le paysagiste travaillent directement sur nos maquettes. Il s’agit bien d’une amorce de BIM niveau 3. Ces plateformes vont encore plus loin en nous permettant d’échanger des annotations, d’indiquer des problématiques, d’avoir un suivi et une traçabilité des différentes demandes entre les divers partenaires, ou encore de réaliser la synthèse des maquettes ou la gestion des visas. Elles offrent également la possibilité de visualiser le projet, de créer des droits d’accès pour l’ensemble des intervenants, et par conséquent de permettre au maître d’ouvrage de participer au travail collaboratif : il pourra alors suivre l’avancée du projet au fil de l’eau. Il peut également, via la plateforme, interroger la maquette numérique et avoir des informations sur les différents objets qui la composent. Pour se connecter à ces plateformes collaboratives, il suffit d’un accès Internet classique, n’importe quel acteur peut alors visualiser le projet. Dans les années à venir, ces plateformes vont prendre une importance centrale quant à la gestion de l’ensemble des données du bâtiment et rendront les projets BIM pleinement collaboratifs.
Selon vous, comment évolue le BIM en France ?
J. L.-B. – Selon les acteurs en jeu, les connaissances liées à la démarche BIM sont très disparates. Pour le moment, les maîtres d’ouvrage ne connaissent pas forcément le BIM et ses avantages. Ils ne sont pas suffisamment au fait des possibilités que peut offrir ce processus. Mais l’information commence progressivement à se clarifier, grâce notamment à la création de groupes de réflexion au sein des maître d’ouvrage. Du côté des architectes, la transition vers le BIM se fait plus en douceur et par essence, nous adoptons plus facilement cet outil de modélisation, qui consiste en premier lieu à dessiner nos livrables par la modélisation 3D de la maquette numérique du bâtiment. Dans les bureaux d’études, cette adoption est plus longue et plus complexe : il n’a jamais été du ressort des ingénieurs de dessiner ou de modéliser. Leur rôle est principalement de concevoir et de calculer. Ils transmettent leurs résultats à des modeleurs qui, eux, les intègrent au BIM. Du côté des entreprises, nous pouvons considérer aujourd’hui que les grandes et moyennes entreprises ont franchi le pas ou sont en voie de le faire, alors que les plus petites entreprises ont plus de difficultés ce qui, cependant, ne doit pas être un obstacle à les intégrer au chantier. Des solutions sont envisageables.
Quelle est la proportion de projets faisant appel à la maquette numérique ?
J. L.-B. – Concernant la proportion exacte, je n’ai pas cette information. Chez Brunet Saunier, l’intégralité des projets est réalisée en maquettes numériques et la plupart suivent un processus « full BIM ». Aujourd’hui, beaucoup des donneurs d’ordres publics demandent la mise en place d’une démarche BIM pour les projets d’écoles, d’universités, d’hôpitaux, de logement sociaux… Cette tendance commence également à se dessiner chez les bailleurs sociaux et les maîtres d’ouvrage privés, qui voient dans le BIM des opportunités à saisir, notamment pour l’exploitation et la maintenance des bâtiments et des équipements qui les composent.
Sommes-nous en retard ou en avance sur nos voisins européens ?
J. L.-B. – La France prend le virage du BIM et nous ne sommes pas parmi les derniers en Europe sur ce sujet, notamment pour les bâtiments publics. Comme je l’ai mentionné précédemment, aujourd’hui, lorsque nous répondons à un appel d’offres pour un acteur public, le cahier des charges du concours intègre systématiquement le BIM. Concernant le logement individuel ou les petits bâtiments, le BIM est très peu utilisé en France. À la différence de certains autres pays européens, comme l’Allemagne ou l’Angleterre, les autorités françaises n’ont pas encore légiféré sur le BIM en fixant une date butoir pour l’utilisation des maquettes numériques dans le processus de conception et de réalisation du bâtiment principalement sur les phases de permis de construire et du dossier des ouvrages exécutés. Des mesures plus contraignantes permettraient véritablement de faire décoller le sujet.
Cette technologie est-elle réservée aux gros projets ?
J. L.-B. – À mon avis, cette démarche est parfaitement adaptée à l’ensemble des projets de construction. J’irai même plus loin, car je me rends compte aujourd’hui que le BIM est souvent encore plus efficace pour les petits projets, et ce pour une raison simple : sur les petits projets, il y a beaucoup moins d’acteurs et donc plus de tâches, souvent entre les mains d’une seule et même personne en charge de la planification et du suivi de chantier. Le BIM permet une meilleure centralisation des données et donne une meilleure vue d’ensemble sur ces types de projets.
De quelle manière les différents acteurs de la chaîne de valeur voient-ils l’arrivée du BIM ?
J. L.-B. – Les réactions sont très variées. Aujourd’hui, le BIM est vu comme un frein, une difficulté pour la plupart des partenaires. Ils le perçoivent tout d’abord comme un poste d’investissement, en raison de l’achat des licences et de la formation des collaborateurs. De plus, cet outil remet en question les démarches et méthodes de travail, car il va bien au-delà de la simple modélisation. Nous constatons qu’aujourd’hui, la loi MOP n’est pas adaptée à la démarche BIM. En effet, la répartition des honoraires devrait être revue, car nous fournissons davantage d’informations sur les phases avant-projet et moins d’informations sont générées sur les phases d’études avancées. De plus, la maîtrise d’ouvrage demande davantage de services en phase de conception liés aux capacités des maquettes numériques, comme l’utilisation de la réalité virtuelle, la simulation de flux, la réalisation de vidéos de la maquette, qui ne sont actuellement pas des services rémunérés. Il revient donc aux pouvoirs publics d’assurer un meilleur cadrage.
Le BIM ne peut-il s’appliquer qu’à un bâtiment ou un ensemble de bâtiments, ou est-il possible de créer une maquette numérique fonctionnelle d’une ville ou d’un territoire par exemple ?
J. L.-B. – Chaque jour, 1 million de personnes quittent les campagnes pour s’installer en ville. Nous comptons aujourd’hui un peu plus de 50 % de citadins dans le monde. Un chiffre qui atteindra les 70 % en 2050. De plus, les villes consomment 75 % de l’énergie produite et rejettent 80 % des gaz à effet de serre. Nous allons passer de 3,5 milliards de citadins à 6 milliards. Or les villes ne représentent que 2 % de la surface du globe. Le constat est je pense alarmant ! En 2050, il faudra 5 planètes Terre pour produire l’équivalent énergétique nécessaire. Je pense donc que s’il est possible de faire quelque chose à l’échelle du bâtiment et de la ville, l’impact, étendu à l’ensemble de la planète, serait global !
Les villes de demain devront donc revoir leur fonctionnement et pour ce faire, être réellement connectées. Le terme CIM (City information modeling) a d’ailleurs déjà fait son apparition et il existe quelques exemples en Chine et au Moyen-Orient de villes intelligentes faisant déjà appel au CIM et aux « Smart Grid ». Cette modélisation des villes et des territoires est l’objectif final du BIM et permettra réellement de faire émerger des Smart Cities.
Comment les acteurs du BIM créent-ils la confiance pour diffuser ce mode de fonctionnement ?
J. L.-B. – Comme je le disais tout à l’heure, les autorités françaises n’ont pas encore fixé de date butoir pour le passage des chantiers au BIM, mais n’ont pas non plus fixé un référentiel ou une norme afin de standardiser les informations et les données du BIM. Il faudrait donc créer une certification qui émane des autorités compétentes et vienne classifier et décrire les différents éléments constitutifs d’une démarche BIM, à l’échelle nationale. Sans ces dispositions, le mode de gestion de la maquette numérique risque d’être très disparate selon les projets et de ne pas répondre aux attentes des différents acteurs. Une démarche BIM unifiée et normée à l’échelle nationale est un point clé pour son bon développement.
De quelle manière le BIM peut-il influer sur la gestion immobilière et l’apport de service aux usagers des bâtiments (Building as a Service) ?
J. L.-B. – Aujourd’hui, les technologies sont mûres pour le développement de services sur la base du BIM. Il est d’ores et déjà possible d’intégrer aux maquettes de l’intelligence artificielle, des systèmes d’auto-apprentissage, ainsi que des informations issues d’objets connectés – la technologie du GPS permet un repérage spatial extrêmement précis dans le bâtiment et la technologie du BIM 3D dans le cloud ouvre un accès permanent et partagé aux maquettes numériques, avatars du bâtiment construit, ainsi qu’une centralisation et une unicité de l’information. La combinaison de ces trois technologies permet de ne pas disposer uniquement de données brutes. Il existe une connexion en temps réel entre un bâtiment physique existant et son avatar numérique dans le cloud, permettant un nombre infini de possibilités d’efficacité et de gestion de projet. Côté utilisateurs, l’association de ces différentes technologies permet de créer une multitude de services, comme le contrôle des salles de réunions, leurs disponibilités, leur réservation, l’anticipation de l’activation du chauffage avant le début de la réunion… De plus, la quantité d’informations générées par le bâtiment devrait exploser dans les années à venir, permettant à ces services de gagner en précision. On estime à 3 milliards le nombre d’objets connectés (capteurs) dans le monde aujourd’hui, contre environ 300 milliards d’ici à la fin 2030. Et grâce au développement de l’intelligence artificielle, le lien entre le bâtiment et son avatar numérique sera renforcé, ce qui permettra de vrais échanges bidirectionnels. Le bâtiment intelligent est capable de générer des informations, de les analyser et d’apprendre à gérer les différentes situations en totale autonomie.
Quand le BIM atteindra-t-il sa phase de maturité, selon vous ?
J. L.-B. – Selon moi, l’implication et la demande de la maîtrise d’ouvrage sera le principal moteur. Cependant, cette question est intimement liée à la planification d’une date butoir fixant l’obligation d’utiliser le BIM dans les projets de construction, mais également à la normalisation de la démarche BIM par le biais d’une certification. Sans oublier le déploiement d’investissements par les différents acteurs du bâtiment pour financer les outils et la formation des collaborateurs. Je pense qu’il faudra encore quelques années au BIM pour atteindre sa phase de pleine maturité.
Propos recueillis par Alexandre Arène