Anne Lefranc
Animatrice secteur au service Bâtiment, direction Villes et Territoires Durables, Ademe
Sophie Valenti
Responsable de Cegibat, direction Développement, GRDF
Ludovic Thiébaux
Responsable du pôle Marketing Produits, direction Développement, GRDF
Dans quel cadre s’inscrit cette opération et quelles en sont les grandes lignes ?
Anne Lefranc – Il s’agit d’un projet conjoint qui s’inscrit dans l’accord-cadre entre GRDF et l’Ademe. En effet, le sujet pile à combustible au gaz naturel n’est pas nouveau. Nous avons accompagné depuis de nombreuses années le développement de cette technologie avec, dans un premier temps, un axe R&D. Dans ce cadre, on peut citer notamment le projet Epilog à Forbach, qui a permis de réaliser des essais en conditions réelles de fonctionnement. Cette nouvelle opération démontre la volonté de l’Ademe d’accompagner toutes les solutions innovantes qui apportent de réelles économies d’énergie. Avec ce démonstrateur inédit, qui prévoit l’installation de 50 piles à combustible en France, l’Ademe engage des moyens financiers et implique également ses directions régionales, ce qui est une nouveauté. Elles ont pour mission de sonder l’intérêt des bailleurs sociaux pour mieux appréhender leur volonté d’installer des piles à combustible, notamment lors de leurs opérations de rénovation.
Ludovic Thiébaux – Cette nouvelle opération est dans la suite logique de nos précédentes actions. Les recherches sur la pile à combustible ont démarré il y a trente ans et nous travaillons dessus depuis de nombreuses années. Nous avons testé cette technologie en laboratoire afin de vérifier sa performance normative et son efficacité énergétique. Il y a cinq ans, sa maturité technologique a été jugée suffisante à la suite d’une série de tests. Notamment, le projet ene.field, soutenu par la Commission européenne, nous a permis de déployer et de tester en conditions réelles cinquante piles à combustible de neuf fabricants en France, et plusieurs centaines à travers l’Europe. En parallèle, le projet Epilog a consisté à installer trois unités à Forbach, en Moselle. Il a été soutenu par Laurent Kalinowski, le maire de la ville, très engagé sur le sujet. Les piles à combustible ont été installées en 2014, respectivement dans une crèche de 170 m², dans un logement de 84 m² et dans un collectif composé de deux logements de 75 m² chacun. Engagé sur une période de 3 ans (2018 à 2020), le démonstrateur est dans la suite logique des différentes opérations précitées, avec une nouvelle vocation : préparer l’ensemble des acteurs de la filière à la pré-massification de cette solution.
Sophie Valenti – La solution Viessmann est aujourd’hui la seule pile à combustible au gaz naturel commercialisée en France. Lancée en France depuis juin 2017, elle est entrée début 2018 en prescription pour GRDF. Le démonstrateur est donc une belle opportunité pour Cegibat de mieux faire connaître cette nouvelle technologie. Pour cela, nous avons besoin d’une rampe de lancement, avec un certain volume et une bonne communication. C’est tout l’objet de ce démonstrateur. D’autre part, cette opération nous donne l’occasion de tester cette solution au-delà du/hors périmètre de prescription Cegibat, en élargissant le spectre aux bailleurs et aux locataires pour lesquels un contingent de 30 unités est destiné. Les 20 unités restantes seront placées auprès de particuliers propriétaires occupants d’une maison individuelle existante. La cible principale est donc la maison individuelle existante rénovée pour laquelle la pile à combustible au gaz naturel nous semble être particulièrement adaptée. En effet, la pile fonctionne sur un pilotage thermique (besoins de chauffage et eau chaude sanitaire). Or, cette typologie de bâtiment présente d’un côté une demande importante en électricité et de l’autre des consommations de chauffage et d’eau chaude sanitaire bien adaptées au dimensionnement de cet équipement. Ce profil de besoins (thermique et électrique) permet de maximiser le fonctionnement de la pile et de garantir un taux pertinent d’autoconsommation de l’électricité produite. Étant donné son très bon rendement électrique, la pile à combustible répond tout particulièrement à l’évolution des besoins énergétiques vers plus de consommation d’électricité en réduisant la facture du client final. Certes, cette solution n’est pas à ce jour pleinement valorisée au sein des réglementations actuelles de la construction neuve, pour lesquelles son intégration est en cours (Titre V système). Pour autant, nous considérons que le vecteur hydrogène est essentiel à la transition énergétique et nous avons bon espoir de trouver une place pour les piles à combustible dans les futures réglementations.
Quel est le fonctionnement d’une pile à combustible et de ses différentes briques technologiques ?
Ludovic Thiébaux – La pile à combustible est alimentée par le gaz naturel (principalement du CH4). Le gaz naturel est préalablement transformé en dihydrogène (H2), communément appelé hydrogène, par une action de reformage, qui rejette du CO2 et de l’eau. Ensuite, l’hydrogène réagit dans le cœur de la pile avec l’oxygène de l’air, entre une anode et une cathode, comme c’est le cas pour tout type de pile. Cette réaction électrochimique génère de manière simultanée et combinée de l’électricité et de la chaleur grâce à la différence de potentiel des matériaux. L’électricité produite en courant continu est transformée en courant alternatif via un onduleur et injectée sur le réseau électrique interne à la maison. La chaleur produite par le cœur de pile est stockée dans un ballon en raison de l’éventuelle décorrélation entre les besoins de chaleur et la production de la pile. Cette chaleur sert à alimenter le circuit de chauffage du bâtiment et d’eau chaude sanitaire.
La vertu d’un système décentralisé se trouve dans la capacité à produire de l’électricité au plus proche des besoins des consommateurs, évitant ainsi toutes les pertes en ligne sur le réseau et permettant une valorisation de la chaleur produite, ce qui n’est généralement pas le cas pour un équipement de production centralisée. De plus, la pile a un rendement électrique élevé, ce qui donne un produit à très haute efficacité énergétique : jusqu’à 170 % sur énergie primaire. La pile à combustible Viessmann produit 750 Wh d’électricité, plutôt en mode continu – maximum 22 heures toutes les 24 heures, une régénération de 2 heures s’imposant quotidiennement –, et 1 kWh de chaleur. Cette quantité de chaleur sert à couvrir les besoins énergétiques de base du logement. La pile inclut un module supplémentaire, sous forme d’une chaudière à condensation, qui vient faire le complément en cas de nécessité, comme par grand froid ou lors de besoin d’ECS important.
Par exemple, une maison bien isolée un jour d’hiver nécessitera environ 5 kW d’appoint de chaleur alors qu’une grande maison très déperditive pourra nécessiter un appoint de 10 kW. La chaudière, moins performante d’un point de vue énergétique et environnemental, n’est déclenchée que si la chaleur de la pile est insuffisante. Au contraire, si les besoins thermiques du logement sont faibles, la température du ballon augmentera jusqu’à un maximum de 47 °C, ce qui aura pour effet de stopper le fonctionnement de la production d’électricité, et donc de chaleur, par le cœur de la pile.
En quoi la pile à combustible entre-t-elle dans le cadre de la transition énergétique ?
Ludovic Thiébaux – À l’aide des données collectées lors du projet Epilog à Forbach, nous avons la preuve que ce type d’équipement génère un gain en énergie primaire. Il s’agit de l’un des rares systèmes pour lesquels les rendements en conditions réelles sont très proches des rendements en laboratoire. La pile à combustible Viessmann affiche 37 % de rendement électrique avec une très bonne stabilité dans le temps. La technologie pile à combustible est telle que la machine perd très lentement de son efficacité.
Anne Lefranc – Aujourd’hui, la pile à combustible fonctionne au gaz naturel, demain au gaz naturel renouvelable et plus tard exclusivement à l’hydrogène. Cela rejoint la volonté de l’État de développer le vecteur hydrogène, comme l’a exprimé le ministre Hulot à travers le plan Hydrogène lancé en juin dernier. C’est pour toutes ces raisons que l’Ademe croit en cette technologie et met en œuvre des moyens pour son développement. Ce déploiement ne se fera pas tout de suite, mais davantage sur le moyen -long terme, et la réussite future de la pile à combustible dépend de l’importance qui sera donnée au vecteur hydrogène.
Sophie Valenti – La pile à combustible, en sa capacité d’équipement de cogénération, fait le lien entre le réseau de gaz et d’électricité. Cette complémentarité n’est pas encore valorisée aujourd’hui, mais le sera demain grâce à de nouveaux modèles. La valorisation de cette complémentarité devient primordiale au vu des enjeux climatiques et de gestion des réseaux augmentant leur part de renouvelable.
Quels sont les besoins en maintenance pour ce genre d’équipement ?
Ludovic Thiébaux – Comme pour tout générateur fonctionnant au gaz, une obligation d’entretien annuel s’applique. La spécificité de ce système est le module pile, qui nécessite un entretien tous les deux et cinq ans. Il s’agit principalement de changer les filtres du reformeur.
Anne Lefranc – Lorsqu’une pile est installée chez le particulier, un contrat de maintenance stipulera les obligations de maintenance et d’entretien. Le besoin en maintenance est l’un des points que nous voulons clarifier durant ce démonstrateur. En tout état de cause, la maintenance sur les piles à combustible sera plus onéreuse que pour une chaudière à condensation, mais nous pensons que les coûts de maintenance seront, à terme, largement couverts par les économies sur la facture électrique du logement.
Quel est le coût d’une pile à combustible aujourd’hui ?
Ludovic Thiébaux – Cette technologie, fournie et posée, coûte entre 16 000 et 20 000 euros tout compris, soit le prix d’une bonne pompe à chaleur électrique. Bien que son prix actuel demeure élevé, les coûts d’achat et de maintenance devraient significativement baisser par effet volume, dans les années à venir, et ainsi permettre un positionnement technico-économique plus compétitif. En prenant l’exemple du Japon, il y a aujourd’hui plus de 200 000 piles à combustible installées, employant une technologie similaire ou utilisant le même cœur de pile fabriqué par Panasonic. Il y a dix ans, cette technologie coûtait entre 40 000 et 50 000 euros. Aujourd’hui, au Japon, cette solution coûte moins de 10 000 euros. C’est pour toutes ces raisons qu’il est essentiel d’amorcer la pompe et de préparer une bonne rampe de lancement pour cette technologie en France.
Quel est le niveau de maturité de cette technologie ?
Ludovic Thiébaux – Nous pensons que d’ici dix à quinze ans, cette technologie aura atteint son stade de maturité. Cette période coïncide avec celle que nous estimons pour l’essor des gaz verts. Aujourd’hui, la destination de ce produit reste plutôt le marché de l’existant. Cependant, dès lors qu’il répondra à des critères suffisants et qu’il pourra être pris en compte et valorisé dans les réglementations environnementales futures, il pourra attaquer le marché du neuf, marché de vitrine et de volume, ayant un impact important sur le développement de la technologie.
Comment cette technologie est-elle perçue par ses utilisateurs ?
Sophie Valenti – Lors des premières années de tests et de mesure in situ, le profil d’utilisateur visé était celui du CSP+, technophile, sensible aux économies d’énergie et à la recherche d’autonomie énergétique. Grâce au démonstrateur, nous ouvrons le champ aux bailleurs sociaux. Cela nous permet de toucher d’autres profils d’utilisateurs, locataires et plus modestes. L’objectif est d’observer de quelle manière ils sont sensibles à cette potentielle baisse de facture électrique et de recueillir leur avis sur le produit. Le démonstrateur et l’étude sociologique qui sera réalisée auprès des différents acteurs professionnels et grand public nous permettront de répondre précisément à cette question.
Justement, revenons au démonstrateur, pouvez-vous nous en dire davantage sur le projet ?
Sophie Valenti – Le lancement du projet a eu lieu le 14 février 2018, le démonstrateur durera jusqu’à fin 2020. Après avoir défini les critères de sélection des sites d’accueil des piles, conjointement avec Viessmann et l’Ademe, nous avons démarré le recrutement des utilisateurs en juin, et nous espérons le boucler mi-novembre. Nous avons déjà sélectionné 14 des 20 maisons de particuliers.
Anne Lefranc – Il y a aujourd’hui deux modes de recrutement, l’un diffus réalisé par Viessmann auprès de ses clients particuliers sur l’ensemble du territoire, et l’autre auprès des bailleurs, réalisé par GRDF et l’Ademe en région. Sur la cible des bailleurs, l’Ademe mobilise neuf des douze directions régionales métropolitaines. À terme, entre les particuliers et les bailleurs, les 50 piles devraient couvrir l’ensemble du territoire.
Sophie Valenti – Concernant les profils énergétiques des logements recrutés, nous privilégions des besoins thermiques supérieurs à 9 000 kWh/an et électriques supérieurs à 3 500 kWh/an. De plus, la maison doit être raccordée au réseau de gaz exploité par GRDF, existante (et non une construction neuve pour des raisons de calendrier), et disposer d’un local pouvant accueillir la pile dont l’emprise équivaut à celle d’un réfrigérateur américain. Comme c’est le cas pour l’ensemble des systèmes de production décentralisée, le logement doit être équipé d’un compteur électronique ou Linky. Enfin, il faut que le régime de chauffage du logement fonctionne à basse température afin de limiter les travaux d’installation.
Quels acteurs interviennent sur ce projet ?
Sophie Valenti – Trois acteurs principaux sont impliqués dans ce projet : l’Ademe et GRDF pour initier cette démarche de pré-massification, et Viessmann, fabricant bien connu et bien implanté sur le marché des particuliers, et le seul à commercialiser aujourd’hui une pile à combustible sur le territoire français. En plus de ces trois acteurs chapeau, il faut considérer les déclinaisons en régions, car chacune des entités dispose de son propre maillage régional. L’Ademe anime un réseau de directions régionales qui ont intégré le projet suite à la proposition d’Anne Lefranc. Neuf directions régionales sont actuellement très actives sur le projet pour participer au démonstrateur. Le réseau des ingénieurs efficacité énergétique de GRDF vient en soutient des directions régionales de l’Ademe. Enfin, Viessmann, qui connaît parfaitement bien le marché des particuliers, a mobilisé ses responsables de prescription locaux, qui exercent le recrutement direct des clients particuliers. Ces derniers doivent répondre aux critères que nous recherchons dans le cadre de ce partenariat.
Ludovic Thiébaux – Sur les 50 piles à combustible implantées dans le cadre du démonstrateur, 10 seront instrumentées. Cette instrumentation ne vise pas à valider la performance de la machine, cela a déjà été réalisé dans le cadre des « field tests » comme Epilog et ene.field. Les mesures nous permettront principalement de connaître les consommations globales d’électricité et de chaleur de ces logements et de calculer la contribution de la pile, les économies d’énergie et d’émissions réalisées, les économies de factures d’électricité et de gaz.
Sophie Valenti – Un accompagnement sociologique des utilisateurs est assuré tout au long du démonstrateur, afin de comprendre les motivations derrière le choix des utilisateurs et la manière dont ils vont vivre avec cet équipement pendant toute la durée du démonstrateur. Ils seront interrogés régulièrement pour mesurer leur satisfaction, voir comment ils interagissent avec le produit, les interactions avec les professionnels du bâtiment (installateurs, plombiers, etc.), leurs perception et avis sur l’autoconsommation, etc. Cette étude sociologique interrogera à la fois les utilisateurs et les professionnels : installateurs, plombiers, maintenance, bailleurs sociaux. L’objectif est d’avoir une étude la plus large possible pour nous permettre de déceler les éventuels points de blocage et les conditions de réussite pour la mise sur le marché de cette solution.
À l’issue de cette opération, comment voyez-vous l’évolution de cette technologie ?
Sophie Valenti – Nous allons finaliser le recrutement des sites aux alentours de la mi-novembre. Viendront ensuite les phases d’installation et de suivi du fonctionnement, puis plus tard le retour d’expérience après un an et demi de fonctionnement.
Dans un temps plus long, lorsque le marché sera bien lancé, nous sommes convaincus que d’autres fabricants que Viessmann seront présents en France avec un tel produit.
Ludovic Thiébaux – Aujourd’hui, le produit intègre un stockage thermique, mais il pourrait bientôt intégrer, en plus, du stockage d’électricité avec l’ajout de batteries. Une autre évolution serait de rendre la pile à combustible cascadable avec une ou plusieurs chaudières à condensation, afin d’accéder au marché des logements collectifs. Il serait également intéressant que le produit intègre un module de visualisation des consommations et des productions, ce qui permettrait de faire de la pédagogie auprès des utilisateurs et les aiderait à optimiser leur taux d’autoconsommation.
Anne Lefranc – L’important est de bien cerner le produit sur tous ses aspects et de bien savoir dans quels cas il peut être pertinent de l’installer et dans quels cas ça ne l’est pas. Les questions de l’usage et de la maintenance devront être clarifiées, ce qui nous permettra d’identifier les éventuels freins au déploiement ou les éléments bloquants ou contraignants. Nous avons un gros travail de sensibilisation et d’information à effectuer pour que la pile à combustible poursuive son développement. Nous devrons dégager à l’issue de cette expérimentation un bilan objectif du potentiel de cette technologie. Ce projet est pour nous une formidable opportunité.
Propos recueillis par Alexandre Arène