Né en Algérie, Alain Moatti a grandi avec l’éclat de la lumière, mais aussi les contrastes forts. Longtemps scénographe, il a construit des décors de théâtre où « finalement le monde se recrée sous la lumière, permettant une œuvre d’art total dans lequel coexistent la lumière, le son, la musique, le chant, l’interprétation et les décors ». Point de départ de son geste architectural, la lumière se raconte à travers les formes et les matières, s’intensifie ou s’affaiblit pour mieux nourrir l’histoire du bâtiment.
Comment la lumière s’intègre-t-elle dans vos projets ?
Tout mon univers de beauté, c’est la lumière, je me sens chez moi à chaque fois que je peux créer des contrastes forts et des ombres épaisses. Le point de départ de mon travail repose sur le jeu de ces lumières. En y réfléchissant bien, l’architecte commence toujours par un travail d’assombrissement, car l’acte 1 de l’architecture, la base de notre métier, consiste à refermer, donc à enlever la lumière. À partir de ce moment, il devient possible de jouer avec les contrastes et de définir des ambiances. J’ai débuté ma carrière comme scénographe pour le théâtre et l’opéra, et à ce titre, je recréais du réel et de l’abstrait à partir de la lumière. Cette expérience a été pour moi l’école de la découverte de la lumière, celle qui permet de faire passer des émotions, des passions humaines. Les metteurs en scène de théâtre et d’opéra veulent recréer un univers où le propos, l’intrigue, le drame ou encore la comédie sont aussi définis essentiellement par la lumière. Il en va de même en architecture : je ne cherche pas à capter une lumière objective mais au contraire, je m’efforce de la mettre en scène. Pour moi, le plus beau lustre est celui qui réagirait à mes émotions, car nous n’avons pas besoin de la même lumière le matin, le soir, si on est triste, joyeux, amoureux, etc. Cette biochimie corporelle se retrouve particulièrement dans l’éclairage des œuvres d’art. Prenons l’exemple des musées : un objet suscitera des émotions différentes selon la manière dont il est éclairé ; la lumière donne à voir, provoque tout d’abord une émotion puis donne accès à la connaissance. Le passage du ressenti au savoir est donc extrêmement ténu mais essentiel. Cela est aussi important dans un programme de musée mais également dans des lieux à habiter, des espaces commerciaux et des bureaux.
La lumière nous permettrait donc d’envisager une correspondance avec nos états émotionnels ?
Oui, dans le sens où elle permet de révéler les objets exposés, de les mettre en scène, de les faire apparaître en quelque sorte. Je travaille en ce moment sur un bâtiment du XIXe siècle à Deauville, Les Franciscaines, qui se recompose autour de deux grands carrés prolongeant l’histoire des lieux. Au carré du cloître originel répond en miroir celui de la salle des expositions, structure nouvelle comparable par sa géométrie et son architecture.
Cet élément complète naturellement l’ancien. Les deux structures, cloître et salle des expositions, sont couvertes avec une intention très contemporaine, l’une par un grand lustre monumental de 450 m² qui joue avec la lumière naturelle le jour, et avec l’éclairage artificiel la nuit, l’autre par un puits central qui permet d’accueillir ou d’occulter la lumière naturelle selon les expositions. Autre lustre, celui que j’ai imaginé pour la cour de l’intendant de l’hôtel de la Marine à Paris, ou encore ceux créés pour le siège de Jean Paul Gaultier. J’aime bien l’idée du lustre, qui rassemble (on peut se réunir dessous) et requalifie les lieux dans lesquels on se trouve. Il peut représenter un élément symbolique fort, car il n’est pas nécessaire que l’éclairage artificiel reproduise le monde réel, bien au contraire. Au théâtre et à l’opéra, j’ai appris que l’imaginaire est plus fort que la réalité et c’est ce que j’essaie d’insuffler à mes programmes, qu’il s’agisse de musées, de logements, de centres commerciaux, d’institutions, etc. La lumière va nous aider à donner aux espaces une valeur symbolique et à raconter une histoire, comme nous le rappelait Henri Alekan. Plutôt que de conceptualiser les choses, je préfère jouer avec leurs pouvoirs de narration, avec l’éclat, la température de couleur, l’intensité, qui vont influencer nos états émotionnels. L’exercice se révèle d’autant plus facile aujourd’hui que, grâce à la technologie LED, nous nous sommes affranchis des masses lourdes des luminaires et nous pouvons bénéficier de formes fines et légères. Nous avons réalisé un centre commercial à Lyon Bron, par exemple, où la limite entre les « vitrines » et le public n’est matérialisée que par la lumière.
À Marseille, dans le palais Borély, musée des Arts décoratifs, de la faïence et de la mode, nous avions travaillé, avec l’agence de conception lumière Terres d’ombre, à supprimer toute vision technique de la lumière artificielle, dont les éléments disparaissaient derrière un grand plénum. Ici nous avons conçu l’idée de Palais sans technique apparente.
Vous avez peu évoqué l’éclairage extérieur de vos bâtiments. La lumière doit émaner de l’intérieur, selon vous ?
Oui, la plupart du temps. Cela dépend si le bâtiment révèle un mystère ou non. Mais je sais très tôt la place que va prendre la lumière. Le Mediacampus de Nantes abrite un hall de 650 m² dans lequel nous avons créé de grands éléments en LED qui ont en quelque sorte géométrisé le hall. Il y a peu d’intérêt à ce que la lumière souligne l’architecture. Elle doit être autonome, apporter des touches de pinceau qui donnent des éclats à certains endroits et échappent à une certaine fonctionnalité. Nous vivons de plus en plus la nuit et il est évident que l’éclairage artificiel doit être pensé en même temps que le bâtiment, mais il peut venir de l’intérieur des lieux. J’ai travaillé avec de nombreux concepteurs lumière, comme François Gaunand (Seulsoleil), Philippe Almon ou encore 8’18’’ en particulier sur les musées et récemment sur le projet du premier étage de la tour Eiffel. Nous nous laissons toujours guider par le pouvoir de narration de la lumière : elle nous parle, il faut savoir l’écouter.