« Chauvin Arnoux est une jeune société de 120 ans !», ces mots, dans la bouche de Winthrop D. Smith son président et CEO, invitent à jeter un coup d’œil dans le rétroviseur. Vers un XIXe siècle fécond en découvertes scientifiques, siècle de la vapeur, de la révolution industrielle, qui fut aussi celui des ingénieurs. Lorsque l’électricité s’impose, deux d’entre eux, René Arnoux et Raphaël Chauvin lui emboîtent le pas. Cela se passe en 1893. En ce temps-là, la tour Eiffel tutoie déjà les nuages, à Montmartre, Toulouse-Lautrec cherche l’inspiration dans l’absinthe, et le Moulin Rouge fait salle comble. Les coassociés s’installent sur le versant nord de la butte, où c’est encore la banlieue. Chichement pour démarrer, « un jardin, au milieu un petit pavillon doté d’un appentis en guise de laboratoire ». Là s’y élabore une nouvelle technologie, la « métrologie », pour mesurer les grandeurs électriques, les densités de courant, la résistance. Deux ingénieurs, des « compagnons » pour inventer des galvanomètres, des capteurs de température et prendre part à la révolution scientifique en cours. Pierre et Marie Curie pousseront leur porte, une forme d’adoubement. L’horloge du temps est en marche, en dix ans la «start up !» a recruté 20 employés. En s’installant rue Championnet, les fondateurs ont signé, sans le savoir, un bail longue durée, leur entreprise y plonge toujours ses racines. Certes, l’énergie des « quelque 1 000 salariés qui œuvraient ici jusque dans les années 1970 » a disparu. Le mutisme des machines-outils permet désormais d’entendre les cloches de Sainte-Geneviève toute proche ! Du passé industriel intra parisien ne subsiste que la grille de l’ancienne usine conservée dans le hall du siège.
Entre « autrefois » et « aujourd’hui », brique après brique, par croissance interne ou rachat de concurrents, l’entreprise est devenue un groupe international de 1 000 collaborateurs, structuré autour de 4 sociétés. Chauvin Arnoux, spécialiste des instruments portables de mesure et de laboratoire ; Enerdis, qui propose des solutions globales de maîtrise énergétique ; Pyrocontrôle, qui conçoit des capteurs de température, « une des deux sociétés homologuées dans le monde, pour équiper les centrales nucléaires » ; Manumesure, société de service, qui intervient sur les contrôles réglementaires, les mesures environnementales et la maintenance industrielle.
Chauvin Arnoux est restée une entreprise familiale, c’est sa force. Le cabinet de conseil Ernst & Young, dans une étude de 2013, le dit clairement : « Les entreprises familiales résistent mieux aux crises. » Le siècle passé fut chahuté, c’est peu dire, deux guerres, des crises économiques et financières, et pourtant sans relâche l’entreprise libre de ses mouvements, affranchie d’un actionnariat avide de dividendes, investit dans son point fort : l’innovation. Résultat : «Pas moins de 350 brevets déposés dont le 1er brevet mondial du Contrôleur universel. » Winthrop Smith le dit autrement : « Nous nous battons avec ce que nous avons entre les deux oreilles.» L’entreprise qui dégage 100 M€ de chiffre d’affaires en réinvestit 11 % dans la R&D, de quoi faire phosphorer la centaine d’ingénieurs.
En 1983, l’entreprise s’est offert un billet pour l’Empire du Milieu, toutefois, souligne Winthrop Smith, « le site de Shanghai n’a supprimé aucun emploi en France, les produits qui en sortent sont destinés au seul marché chinois.»
En effet, Chauvin Arnoux conçoit et fabrique 80 % de ses produits dans ses bureaux d’études et ses sites de production de Normandie et de Lyon et tient son rang dans le maintien de l’activité salariée sur le territoire. Par ailleurs, cela lui « garantit la maîtrise de la chaîne de fabrication et des étapes de contrôle qualité des produits ». Un « made in France » qui ne fait pas obstacle au développement international de l’entreprise, qui réalise 55 % de ses ventes à l’export via ses 10 filiales. Pour Winthrop Smith c’est même un atout, « dire que les produits français ne peuvent pas réussir à l’international c’est de la rigolade, la technologie et le savoir-faire des ingénieurs français sont parfaitement connus et reconnus dans le monde ». Un savoir-faire high tech qui permet à Chauvin Arnoux d’équiper aussi bien les salles de classe que les sous-marins nucléaires de la force océanique française, ou bien les équipes de formule 1 qui font usage de leurs capteurs de température des pneus.
La martingale de l’entreprise ressemble à un mantra, « penser pour le client et penser avec lui ». L’utilisateur au cœur du dispositif, « nous l’écoutons, tenons compte de son avis pour lui fournir un produit utile, dont il tirera les plus grands bénéfices, au niveau fonctionnalité, souplesse d’utilisation sur le terrain, fiabilité, car nous ne transigeons jamais sur la sécurité de nos produits, même si cela a un coût ». Une méthode vécue comme un challenge, « il faut s’adapter et c’est amusant ». Chauvin Arnoux, c’est la technologie et une interface homme machine (IHM), sans cesse renouvelée pour offrir des produits à l’usage le plus intuitif possible. « Dans notre activité, il y a de la science, de la technologie », dit Winthrop Smith, et un supplément d’âme « il y a aussi de l’art et des choses qui ne s’apprennent pas à l’école, mais se transmettent entre professionnels ». Au passage, j’y vois une forme d’hommage à ses troupes.
Chauvin Arnoux se veut aussi discrète qu’une forêt qui pousse, tout se passe sans bruit. Pourtant elle n’a jamais cessé d’avancer ses pions, et du monde elle veut faire son terrain de jeu. L’Inde et le Brésil pourraient bien prochainement constituer des opportunités de croissance. L’entreprise « construira son futur dans la continuité », la 5e génération de la famille Arnoux est prête à prendre la relève. « Forts de nos compétences dans la mesure et le traitement des signaux, rien ne nous empêche de rajouter la mesure du bruit, d’autres mesures physiques, l’eau… », avec comme viatique « être là quand il le faut où il le faut, pour saisir les opportunités ». Mais pour l’heure il est temps de prendre congé.
Olivier Durand