Les courbes croisées du prix et de la production de pétrole
Les réserves prouvées de pétrole suffisent à couvrir la demande globale pendant encore au moins 25 ans, sans doute même 75 ans, selon les estimations communément admises. Cependant, la disponibilité des réserves de pétrole ne dépend pas seulement de la quantité de brut physique, mais aussi du niveau du prix du pétrole : si le prix est trop bas, les bénéfices des grands groupes pétroliers (les majors) rétrécissent, et en conséquence les investissements alloués à la prospection et à l’exploitation de nouvelles réserves aussi. Or ces nouvelles réserves requièrent des montants d’investissements beaucoup plus importants que les réserves déjà exploitées.
Le gaz de schiste américain constitue une bonne part de ces nouvelles réserves, et, d’après les analystes du secteur, c’est sans doute pour le mettre hors-jeu que les pays de l’OPEP maintiennent le faible niveau de prix, malgré l’impact sur leurs budgets nationaux.
Cependant les réserves de gaz de schiste ne sont qu’un exemple parmi d’autres de réserves de pétrole dites « non-conventionnelles » dont les retours sur investissements ne sont plus garantis au niveau actuel du prix de marché : les sables bitumeux canadiens, les réserves des zones sous permafrost, ou encore certaines exploitations offshores sont aussi directement concernées. En conséquence une bonne partie des réserves prouvées pourraient se retrouver financièrement inexploitables.
Les majors dans le déni
Le rapport de l’Agence Internationale de l’Energie publié le 14 novembre 2014 prévoit pourtant que le monde ne manquera pas d’énergie dans les cent prochaines années, notamment grâce à l’exploitation de ces réserves pétrolières non-conventionnelles. De même, aucune des majors ne déclare officiellement s’inquiéter de voir certaines de leurs réserves devenir économiquement inexploitables. Exxon par exemple a assuré en mars dernier être « confiant » dans le fait que les « investissements pour le développement des technologie nécessaires à l’exploitation des réserves non-conventionnelles ne manqueront pas ». Le PDG de Chevron John Watson a même déclaré dans une interview accordée le 30 septembre à Bloomberg : « le jour de notre sortie du business des carburants fossiles n’est pas arrivé ». Cette confiance se fonde sur les anticipations de la demande, qui ne montrent pas d’affaiblissement dans le moyen et long terme.
Le tournant historique du marché du pétrole ?
Lorsque l’OPEP s’est réunie le jeudi 27 novembre 2014, la décision a été prise de ne pas diminuer la production, maintenue aux 30 millions de barils par jour fixés en 2011. Le prix du baril était alors de près de 100$ et a chuté à moins de 70$ dans les jours qui ont suivi la réunion. De quoi inquiéter les producteurs, à commencer par ceux de gaz de schiste américains, surendettés. Au point de se demander qui le premier va faire faillite : les producteurs américains (voir illustration ci dessous), la Russie, certains membres de l’OPEP ou bien quelques-unes des majors les moins confortablement assises sur des réserves exploitables ? Selon une estimation de Goldman Sachs du mois de novembre, seuls le Koweït, les Emirats Arabes Unis et le Qatar peuvent assumer un prix en-deçà de 70$/baril. Le scenario actuel ressemble fort à la guerre économique lancée par l’OPEP en 1986 contre la production américaine dans le but de rester les maîtres du jeu.
Plus plausiblement, les remous actuels sur le marché de l’or noir pourraient n’être qu’une application économique de la théorie darwinienne, comme le laisse entendre l’oligarque russe Leonid Fedun, associé du PDG du géant russe Lukoil : « le boom du gaz de schiste est comparable au boom du ‘point-com’, les joueurs forts vont survivre, les faibles vont disparaître ». Survivre mais aussi concentrer l’offre entre un moindre nombre de mains, relancer les prix et générer alors des profits suffisants pour réactiver les investissements dans les réserves non-conventionnelles. Sauf qu’un nouveau facteur pourrait bien rendre cette survie difficile, et marquer plus qu’une transformation du marché du pétrole, jusqu’au coup d’arrêt de son fonctionnement actuel et de sa suprématie.
Le coup de grâce de la transition énergétique
L’apparente confiance des majors face à la rentabilité future des réserves de pétrole rappelle la tranquillité des grands groupes de production d’électricité il y a 10 ans : alors même qu’ils excluaient de leurs considérations toutes références à l’avènement des énergies renouvelables, l’exemple du groupe E.on illustre de manière foudroyante que les mises en garde n’étaient pas sans fondement (voir E.on ou la victoire de l’Energiewende).
De même (selon Bloomberg) le fonds d’investissement Scandinave Storebrand ASA, qui pèse 74 milliards de dollars, est en train de retirer ses investissements de 19 compagnies dont l’activité est liée aux énergies fossiles. Des institutions comme l’Université de Californie et Stanford se retirent également du secteur fossile, ainsi que le Rockfeller Brothers Fund, qui a pourtant fait sa fortune dans le pétrole américain. Les prises de conscience se situent aussi au niveau gouvernemental puisque le Gouverneur de la Bank of England, Mark Carney, a demandé une évaluation du risque de perte de rentabilité de certaines réserves pétrolières pour les banques, les investisseurs, les assurances et l’ensemble du secteur financier. Au point que Nicholas Stern, membre de la Chambre des Lords et ancien économiste de la Banque Mondiale affirme que « l’investissement dans les énergies fossiles doit maintenant être considéré comme une activité risquée ».