La tradition française néo-colbertiste et la mainmise du gouvernement sur les sujets économiques a longtemps favorisé de puissants champions nationaux. Les orientations et décisions du ministre de l’Économie Arnaud Montebourg s’inscrivent dans cette tradition. Arnaud Montebourg aime à répéter que « les entreprises françaises ne sont pas des proies » ; c’est la raison pour laquelle le gouvernement français est catégorique : Alstom rejette l’offre de General Electric d’acquisition de l’entreprise (13,5 Mds €).
Historiquement, les grandes entreprises nationales comme EDF, Alstom, Areva pour la production et la distribution d’énergie, et Schneider, Legrand ou Rexel pour l’équipement, ont garanti le statut français d’acteur important du domaine de l’énergie, relativement indépendant des puissances étrangères.
Le lien historique de la France au nucléaire lui a donné une énergie abondante et bon marché.
Le colbertisme et l’importance des sociétés de l’énergie françaises lui ont permis de maintenir une forte avance dans un secteur qui nécessite des investissements massifs dans les infrastructures. Alors, pourquoi la France est-elle sur le point de vendre des atouts énergie essentiels à des entreprises étrangères ? La cause du colbertisme serait éventuellement défendable, si ce n’est que désormais il promeut la recherche de profit, l’inefficacité, et compromet largement l’innovation, aussi les nouveaux venus sont-ils découragés d’entrer sur le marché national. En ce qui concerne le secteur de l’énergie, la tradition française si centralisée pourrait sérieusement avoir entravé sa capacité à rester créative et l’avoir mise à la traîne dans sa transition énergétique. Alors que le champion américain GE a appris à revisiter certaines de ses activités essentielles, et mis le digital au coeur même de son développement stratégique (smart cities, transports), Alstom a continué, peu ou prou, comme avant, croyant probablement que le digital n’était qu’une mode. Mais ce n’était pas le cas.
Davantage d’applications s’appuient dorénavant sur les informations récoltées à propos des comportements de fournisseurs et de consommateurs, et changent radicalement la production, la distribution et la consommation, tout en améliorant l’efficacité, la fiabilité et la durabilité de la production et de la distribution d’électricité. La plupart des acteurs globaux du secteur de l’énergie sont des nouveaux venus : Tesla crée un marché de masse pour les batteries de voiture, SolarCity transforme chaque foyer en potentiel producteur d’énergie, et Google a acheté Nest 3,2 Mds $ pour prendre le contrôle de notre consommation quotidienne d’énergie. GE et Siemens sont encore dans la course grâce à leurs investissements massifs dans des projets urbains intelligents. Mais aucun acteur français majeur n’y figure. Et certainement pas Alstom.
Bien sûr, EDF est sur le point de lancer un nouveau compteur électrique « intelligent » nommé Linky, qui devrait équiper 35 millions de foyers d’ici 2020. Mais Linky est déjà controversé en France : il est vraisemblable qu’il fasse grimper en flèche les factures d’électricité pour de nombreux foyers avant qu’il ne permette de réduire sa consommation. Pendant ce temps, Patrick Kron, PDG d’Alstom, a décidé qu’il valait mieux vendre toutes ses activités liées à l’énergie parce qu’il avait rapidement besoin de liquidités et parce qu’ Alstom ne sera tout simplement pas capable d’optimiser Alstom Énergie. Mais s’en passer, c’est mettre de côté toute impulsion vers le développement de technologies, infrastructures et applications pour maîtriser les réseaux électriques de demain.
Aux États-Unis, la Maison Blanche promeut et soutient un effort des industriels pour donner aux consommateurs un meilleur accès à leurs données de consommation via un « bouton vert » qui dépend de l’adoption d’une norme commune à tous les services publics à travers le pays, qui donnera aux start-up de la Silicon Valley la possibilité d’exploiter un marché assez imposant pour développer des applications innovantes. La vraie question que l’élite de la France devrait de poser, c’est comment l’ancienne tradition colbertiste française peut être mise à profit, au service de l’innovation plutôt que de la recherche de profit. Autrement, la France perdra probablement très vite son leadership énergétique.