Numérique, électrique et énergétique convergent dans le bâtiment et cette convergence ouvre la voie à de nouveaux usages et de nouveaux services, dont la finalité est à la fois une meilleure performance du bâtiment, une maîtrise de l’énergie et un confort amélioré, et ce de manière personnalisée. La vague numérique révolutionne le bâtiment à travers un écosystème d’objets intelligents, interconnectés, pilotables à distance. Cette révolution technologique en entraîne une autre, celle de « l’open innovation » : acteurs traditionnels du bâtiment et start-up deviennent partenaires pour atteindre les objectifs énergétiques et environnementaux de la filière, à l’image de ce que Bouygues a mis en œuvre, en 2008, à travers le GIE Enjeu énergie positive. Les start-up sont le nouveau maillon fort de la chaîne, et cette tendance va se renforcer dans les prochaines années, comme le montre ce dossier.
En janvier 2014, la société américaine Google, probablement la plus emblématique des technologies numériques, rachète pour 3,2 milliards de dollars la société Nest Labs, une start-up américaine spécialisée dans les objets « intelligents », notamment les alarmes anti incendie et des thermostats connectés à Internet. Ce mouvement stratégique n’est pas anodin ; c’est la troisième plus grosse acquisition pour le géant américain de l’Internet, dans un métier pourtant a priori bien éloigné de la recherche de données. Il met l’accent sur la vague d’innovations qui traverse le secteur du bâtiment ces dernières années. Rudy Provoost, président de Rexel, a bien décrit « l’émergence d’une nouvelle transition énergétique, portée par une grappe d’innovations issues de la convergence entre le numérique, l’énergie et les services », dans son ouvrage récent Énergie 3.0 : « Grâce à un ensemble d’objets communicants et d’algorithmes, l’apport des logiciels, l’impact des réseaux dédiés, mais surtout la compréhension du comportement de l’usager et le développement des services différenciés, l’énergie sera maîtrisée de façon personnalisée en fonction des besoins précis, à la fois financiers, de santé, de sécurité et de confort. »
Cette accélération de l’innovation est particulièrement vivace en France : les start-up françaises constituent un écosystème extrêmement riche et innovant, capable de se distinguer des concurrents internationaux dans les grands évènements mondiaux. Selon la société Ecosys, les écoactivités représentent en France 500 000 emplois directs et 400 000 emplois indirects, soit 12 000 entreprises, 14 pôles de compétitivité dans le réseau éco- tech et 18 pôles dans le réseau bâtiment durable et efficacité énergétique.
Quelles sont donc les grandes tendances qui structurent les innovations et les start-up qui les développent, et quelles conséquences peut-on en tirer sur la façon dont vont se transformer les mondes du bâtiment et de la ville intelligente demain ? Sept grandes tendances peuvent être dégagées. En voici l’état des lieux.
Des logiciels pour optimiser la performance énergétique des bâtiments
« Le logiciel est en train de manger le monde » : cette phrase de l’entrepreneur et investisseur américain Marc Andreessen est fameuse dans la Silicon Valley californienne et décrit bien une réalité : il n’existe plus beaucoup de métiers que les logiciels ne seraient pas en train de transformer. Le secteur de l’efficacité énergétique dans le bâtiment n’y échappe pas ; il en constitue même un exemple frappant.
Si très peu de bâtiments sont aujourd’hui équipés de logiciels permettant d’analyser et de piloter la consommation énergétique (environ 2 % du parc tertiaire), les innovations logicielles se sont multipliées ces dernières années et sont portées à se diffuser avec le déploiement des compteurs intelligents Linky. Dans le secteur résidentiel, les sociétés Ijenko, Egreen, Ewattch ou Gridpocket proposent des solutions permettant à chacun d’évaluer sa consommation et de mettre en œuvre des actions destinées à la réduire. Dans le tertiaire, Avob édite le logiciel « Building Energy Saver for SMB » qui cible les bâtiments petits et moyens avec un objectif de retour sur investissement annoncé de 24 à 36 mois. Qualistéo édite la solution Lynx Wattseeker, adoptée notamment par la SNCF. La société pose comme objectif des économies d’environ 15 % dans les bâtiments moyens. Les solutions vont jusqu’à s’adapter automatiquement aux différents paramètres qui pèsent sur la consommation du bâtiment ; Ubiant propose, par exemple, Hemis, une solution basée sur de l’intelligence artificielle, qui dispose d’une capacité d’apprentissage et de prédiction.
Mais les logiciels se situent à d’autres étapes dans la chaîne de valeur, notamment en amont, au niveau de la construction du bâtiment ou de l’audit énergétique. La start-up Izuba offre, par exemple, un logiciel de modélisation dynamique thermique, Comfie, conçu par l’université Mines ParisTech, qui permet d’analyser les différents paramètres d’un projet de construction d’un bâtiment : projection des besoins en chauffage ou climatisation, évaluation du confort d’été…
Internet des objets et objets connectés
Mais la diffusion des logiciels dans la plupart des circuits de l’activité humaine n’est probablement qu’une des facettes de la révolution numérique, l’interconnexion entre les objets en constituant une autre : 50 à 80 milliards d’objets seront connectés à l’horizon 2020. Les objets, quels qu’ils soient, communiquent de façon croissante entre eux. Il peut s’agir des dalles lumineuses de la société Oyalight, qui entrent en concurrence avec les traditionnels tubes fluorescents. Ces dalles sont équipées de variateurs de lumière, de détecteurs de présence, de détecteurs de fumée et de fonctionnalités de secours en cas d’incident (garantie d’un minimum de luminosité). Elles peuvent être pilotées à distance. Il peut aussi s’agir de capteurs dédiés à mesurer la qualité de l’air, comme ceux que produit la start-up NanoSense. Des outils précieux quand on sait que, selon l’Observatoire français de la qualité de l’air intérieur, l’air intérieur est plus pollué que l’air extérieur. La gestion de l’énergie n’est pas oubliée, avec le « Smart Analyzer », de Smart Impulse, un compteur électrique de dernière génération, capable d’identifier la consommation de chaque type d’appareil dans un bâtiment (éclairage, informatique, ventilation, etc.).
Stocker, traiter et sécuriser les données
Ce monde du logiciel, qui se diffuse dans les bâtiments, est de plus en plus proposé « dans les nuages », ces fameux « clouds » délocalisés en dehors des ordinateurs de l’entreprise ou du particulier. Malgré la métaphore aérienne, il n’en reste pas moins un monde très matériel, fondé sur les centres de données, ou datacenters, de gigantesques fermes de serveurs dotés de puissantes capacités de calcul, capables de traiter et stocker de vastes quantités de données. Les logiciels de pilotage du bâtiment dépendent in fine des datacenters pour fonctionner et se développer : Philippe Diez, vice-président Schneider Electric IT France, note ainsi qu’il « est important, en France, que l’on ait des datacenters, pas uniquement pour une raison de souveraineté des données, c’est-à-dire que les données soient stockées en France, mais aussi pour créer un écosystème qui va permettre à des start-up de créer des solutions et des applications. Des bassins numériques se développent : comme autour des gares au moment de la révolution industrielle, l’activité économique se structure autour des nœuds du réseau ». Ces datacenters sont gourmands d’un point de vue énergétique ; leur gestion et leur optimisation sont aussi marquées par des innovations portées par un écosystème d’industriels, d’universitaires et de start-up, comme la société Vesta-System.
Les données stockées dans les datacenters doivent aussi être protégées dans les entreprises et chez les particuliers : c’est la question de la cybersécurité, dans laquelle de nombreuses start-up françaises excellent, comme Netasq, Brainwave, Arkoon ou Dictao.
Le décollage de la domotique et des produits de l’électronique grand public dans l’habitat
L’innovation technologique dans la maîtrise énergétique des bâtiments est marquée par des interférences entre le secteur résidentiel et le secteur tertiaire. Dans le secteur informatique, les directions de systèmes d’information sont confrontées à une demande accrue de technologies pointues de la part de collaborateurs habitués à disposer, à la maison, de matériels évolués. Le secteur du bâtiment intelligent tertiaire est aussi porté par l’innovation que l’on rencontre dans les produits de l’électronique grand public et la domotique.
La société Myfox, spécialisée dans la sécurité, a, par exemple, proposé un capteur anti effraction issu des nanotechnologies. Lifedomus commercialise un système d’exploitation multiprotocoles, centralisant tous les besoins de l’habitant, de la sécurité à la consommation de médias en passant par le pilotage des automatismes. Les start-up cherchent à développer des solutions « plug&play » pouvant être installées directement par l’utilisateur sans avoir recours à un installateur, comme la Blyssbox, vendue chez Castorama, dont la technologie a été développée par M2M Solution.
Enjeux du design : beauté, simplicite et « simplexité »
« La laideur se vend mal », notait le célèbre designer français Raymond Loewy. L’innovation n’est pas seulement technologique, elle est aussi faite de design : simplicité, beauté, praticité. La société Netatmo, dont l’objectif est de réinventer les objets du quotidien à travers l’Internet et les smartphones, s’est notamment fait une spécialité : proposer des objets particulièrement bien pensés. Sa station météo connectée designée par Philippe Starck l’avait emporté au Consumer Electronics Show de Las Vegas, en 2013 ; elle a été primée de nouveau à cette grand-messe des objets connectés, en janvier 2014, avec d’autres types d’objets.
L’apparition de nouveaux modèles économiques
Mais il ne suffit pas de proposer des solutions technologiques bien dessinées : encore faut-il inventer les façons les plus pertinentes de rémunérer ces nouveaux biens et services. Les technologies permettent de créer de nouveaux métiers de service, par exemple celui de conseil en efficacité énergétique.
Grâce aux logiciels d’audit et de diagnostic énergétique de la start-up Sfereno, un installateur ou un conseiller en efficacité énergétique peut automatiser et faciliter les mesures permet- tant de mieux comprendre la consommation du bâtiment, et définir les travaux à réaliser : isolation, changement des fenêtres, installation d’équipements électroménagers plus performants, changement des dispositifs de chauffage ou d’éclairage, etc. De même, la société de domotique GreenLeaf annonce des gains de temps d’installation de 50 à 80 % et des réductions de coût des projets de 20 à 50 % grâce à sa solution automatisée pour les installateurs (production automatique des devis client, des directives d’installation et de la liste du matériel, interface de visualisation pour le client…). Des outils restent à diffuser : selon une étude de la Fondation Rexel OpinionWay, de 2013, 61 % des électriciens effectuent des projets de rénovation énergétique en faisant plans et calculs sans logiciels spécialisés, et 50 % des électriciens n’utilisent pas d’ordinateur ou de tablette pour présenter leurs solutions aux clients.
Mais les solutions de pilotage du bâtiment permettent de proposer de nouvelles formes de services. La société Vivalib, spécialiste en ingénierie des lieux de vie adaptés aux seniors, s’ap- puie sur les produits Hager pour réhabiliter des logements qui permettent la prolongation du maintien à domicile des personnes âgées (depuis la rénovation thermique jusqu’à la mise en sécurité de l’installation électrique et l’intégration de solutions techniques favorisant le confort et la prolongation du maintien à domicile). Un service appelé à croître : en 2015, un tiers des Français aura plus de 60 ans ; les seniors seront plus de 40 % en 2030.
Dans l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables, plusieurs nouvelles tendances sont aussi à l’œuvre, comme l’accompagnement du client dans le long terme et le sur-mesure. À partir des interfaces d’analyse de la consommation du bâtiment d’Ijenko, l’installateur peut entamer une relation commerciale fondée sur les services, la maintenance et l’optimisation de l’installation du client. Dans un autre registre, la start-up Disa Solar s’est consacrée à une offre de panneaux solaires sur mesure.
Réseaux sociaux
L’ensemble de ces solutions ne pouvait pas ne pas être touché par les réseaux sociaux. Les start-up proposant des logiciels de pilotage de la consommation énergétique du bâtiment, comme Ijenko ou Egreen, s’appuient sur l’étude de la psychologie comportementale, très marquée par la notion de comparaison entre les individus et par la « pression par les pairs » : a-t-on envie de consommer davantage que ses voisins pour un bâtiment identique ? Peut-on aussi s’entraider ? La société d’entrepreneuriat social Michamps 4B édite, par exemple, le premier réseau social en efficacité énergétique, qui permet de mesurer et comparer les productions et consommations d’énergie.
Open innovation
Cette vague d’innovations nécessite pour tous les acteurs – prescripteurs, collectivités, industriels, installateurs d’expérimenter et de partager les expériences afin de définir les services et les modèles économiques les plus pertinents. Certains grands industriels ont mis en place des programmes « d’open innovation » par lesquels ils intègrent les innovations des start-up dans leurs propres processus d’innovation. C’est le cas de Toshiba France, avec son offre de platesformes de services Pluzzy, qui s’appuie notamment sur Avob et Ijenko.
Nicolas Delcazes