« On a le paysage que l’on mérite », se plaît à dire Thierry Laverne dont l’agence éponyme développe son expertise du paysage et de l’urbanisme à partir de son engagement en faveur d’un développement solidaire et durable des territoires. Mais pas n’importe comment ! Il faut en fi nir avec le modèle de la ville « excroissante » opposant ville et territoire et repoussant toujours ailleurs les enjeux naturels et agricoles pourtant indispensables à la ville durable. Quid des lumières dans ce contexte ?. « La lumière est indispensable à la vie, mais l’ombre et la nuit lui sont aussi nécessaires. Notre responsabilité est de préserver et valoriser ces différentes situations et ces temps, dans le cadre de nos aménagement » estime le paysagiste.
Lumières – Quelle est la définition du paysage urbain, thème de la première édition du prix des Rencards de l’ACEtylène auquel vous avez participé en tant que membre du jury ?
Thierry Laverne – Désormais, il devient indispensable de considérer l’échelle et le projet de la ville « écosystémique », dont la responsabilité ne serait plus limitée à la seule portion construite de son territoire, mais étendue à l’ensemble des milieux et des enjeux essentiels à la vie et à la reproduction de l’espèce urbaine. Incontestablement, le respect de l’environnement, associé au développement solidaire, représentent des engagements sociaux et environnementaux primordiaux pour l’avenir de nos sociétés et de la planète.
Longtemps réduite à ses seuls bâtiments, la ville moderne est maintenant reconnue au travers de la dimension publique de son espace. Plus que les monuments, ce sont les valeurs de l’espace public qui sont garantes de la cohésion et de l’harmonie de la cité. Ainsi l’espace public ne peut plus être réduit à ses seules dimensions fonctionnelles et sécuritaires, servantes de l’espace privé, il doit être valorisé et mis en scène au travers de l’ensemble des valeurs et usages qui fondent la vie et la citoyenneté de ses habitants.
Le paysage est à la fois un héritage et un témoignage, il n’est pas un état, mais une transformation permanente, il est dynamique, c’est un projet en cours.
Dans la ville aujourd’hui, la notion de paysage urbain progresse signifi cativement en associant à la fois, aux impératifs techniques et fonctionnels, des considérations esthétiques culturelles et usagères diversifi ées ainsi que la volonté de prendre en compte la nature et le cadre de vie dans leur ensemble. Donc, le paysage ne peut être réduit à l’idée de nature, notre responsabilité est de réconcilier urbanité et naturalité, depuis le parking et la rue jusqu’au jardin et la rivière, aux champs et au territoire.
Lumières – Le paysage est un projet ancré dans la réalité et la nature des territoires. Les lumières artifi cielles en font-elles partie ?
T. L. – Sans lumière, il n’y a pas de vie ! Aussi, dès l’origine de tout projet, se pose la question de la lumière dont l’importance est déterminante du fonctionnement de l’écosystème. La question de la lumière en ville rejoint celle de la place et du rôle de la nature en ville. Bien sûr, cela interroge la part indispensable de la lumière naturelle, mais aussi celle du projet lumière.
C’est pourquoi, après les trames vertes et bleues, les professionnels du paysage, de l’urbanisme et de l’aménagement, associés à l’expertise des concepteurs lumière, parlent de plus en plus de trame noire consistant à… supprimer de la lumière la nuit. Afin de limiter l’impact lumineux pouvant porter atteinte à la biodiversité des espaces naturels, il est important de restaurer la qualité de la nuit, elle est indispensable à la ville durable.
En conséquence, la préservation des continuités et équilibres naturels en ville ou dans le territoire repose tout naturellement la question des équilibres entre la lumière et l’ombre, entre le jour et la nuit.
Lumières – En tant que membre du jury, vous avez contribué à la sélection des prix de l’ACEtylène dont les trois projets récompensés associent « lumières et cours d’eau ». Quelle symbolique en tirez-vous ?
T. L. – Après avoir oublié ou relégué leurs rivières, réservées à des usages fonctionnels ou industriels, après les avoir reniées même, en les enterrant comme des contraintes inutiles, les villes cherchent à retisser des liens avec leurs cours d’eau et leurs rives et à restaurer des fonctions et valeurs urbaines à ces armatures, à leurs emprises et à leurs ressources indispensables. Ainsi ces entraves désaffectées dans le passé des villes constituent désormais de nouvelles centralités puissantes, au coeur de leur actualité et de leur avenir.
Aujourd’hui, si les grandes cités fluviales développent d’ambitieux projets consistant à « remettre le fleuve au coeur de la ville », ce désir de nature en ville et cet engouement pour rendre les berges accessibles en restaurant l’urbanité de ces sites se manifeste tout autant pour les communes plus modestes.
Les trois prix 2012 des Rencards de l’ACEtylène témoignent de cette conscience nouvelle et de cette volonté de reconquête et de mise en scène de la nouvelle dimension naturelle des villes.
Ils confirment par ailleurs la part déterminante de la lumière dans sa profusion comme dans sa discrétion, pour la mise en scène de sites mémorables et aux enjeux multiples. Ils témoignent aussi de la mesure nécessaire du projet lumière, pour réconcilier la nuit l’attractivité de ces nouveaux lieux d’urbanité et la préservation indispensable des équilibres naturels.
Lumières – Comment travaillez-vous avec les concepteurs lumière pour des projets communs ?
T. L. – Notre métier de paysagiste est le seul à « projeter avec le vivant ». Aussi, nous nous situons plus que jamais, avec les nouveaux enjeux naturels et de développement durable, dans une position non hiérarchique, mais au coeur et en interface avec l’ensemble des professionnels, concepteurs et techniciens de l’aménagement.
Aujourd’hui, entre notre métier et celui des concepteurs lumière, les limites professionnelles tendent à se confondre. Nous travaillons chacun sur le sensible. Cependant, le paysage qui intègre les contraintes et enjeux du vivant nous assignent un rôle et une responsabilité centrale qu’il me plaît toutefois de dépasser et remettre en cause, afin de bénéficier des lumières des éclairagistes sur mes projets d’espaces publics, pour déborder à mon tour et m’introduire dans leur chambre noire… De jour comme de nuit, nos projets ont à gagner de ces transgressions.
Lumières – Les éclairages LED se développent. Appréciez-vous cette évolution ?
T. L. – Parallèlement au développement des énergies renouvelables, nous sommes forcément favorables à l’apparition des éclairages LED permettant de réinventer la lumière. Idéologiquement, je suis convaincu qu’il convient de promouvoir les technologies alternatives même si elles ne sont peut-être pas encore suffi samment vertueuses. C’est le prix à payer pour encourager leur amélioration, les projets réinventant la technique… et vice versa.
Propos recueillis par Jacques Darmon